La mer de Chine est trop petite. Trop étroite. Il faut bien un océan pour contenir la colère et le désespoir de la mère. Un océan dont le nom n'est en rien ce qu'il contient. Pacifique, rien chez cette femme n'est plus pacifique.
Un barrage contre le pacifique voilà ce que chaque nuit elle construit dans sa tête. Avec entêtement, avec folie.
Gagner sa terre contre un océan de misère. Reprendre cette terre qu'ils disent lui concéder.
Cet océan inlassablement prend et emporte tout ce que les hommes construisent. Océan destructeur, affameur.
L'Indochine. 1930. Une concession entre Kam et Ram. Un peuple qui crève de faim. Des colons mangeurs de terre et d'hommes.
Ils crèvent comme des mouches, les annamites.
Ils enterrent leurs gosses sous leurs cases dans la boue. Ils ne les comptent plus. Les terres sont pleines d'enfants morts. «les îles mouraient de la faim, des maladies de la faim et des aventures de la faim» Malaria, choléra, famine, vers, rien de vient remplir leur ventre, la vermine emplit les bouches. Description terrifiante des temps de nos anciennes colonies.
«l'impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle»
La bourgeoisie coloniale danse, boit, baise, négocie, traite, engraisse.
L'administration coloniale gère le crime.
Quant à la mère et ses deux enfants adolescents,Joseph et Suzanne , ils sont tous trois face à cet océan au côté des paysans, démunis mais lucides devant le pillage autoritaire et réglementé de leurs terres.
La mère est folle. Folle de rage, de colère , d'injustice. Elle hurle, elle convulse, elle frappe, elle compte et recompte ce que chaque jour elle n'a déjà plus.
Elle sait la misère, elle l'a secourue.
Et puis elle s'est rompue, impossible, impossible d'arrêter le flot continu de la misère.
Joseph, lui, tue, il abat les bêtes, tire, chasse, traque. Suzanne flotte, subit, suit et attend.
Lorsque que le barrage cède, tout cède. La retenue n'est plus.
La mère perd l'impossible combat, les enfants quittent la terre qui, souhaitons leur, deviendra peut être leur enfer perdu.
L'adieu à la terre pour Joseph sera une adresse faite au peuple au côté duquel il aura survécu. Ce sera un appel à la révolte, à la prise des armes contre ce pouvoir injuste, discriminatoire, exterminateur. Pour Joseph il faut abattre avant de construire. C'est le seul sens qu'il donne au combat. C'est ce qu' il aura retenu de l'histoire de la mère, de ce peuple, de cette terre.
Duras avait visé l'harmonie de l'écriture dans ce roman initiatique, épique et autobiographique elle y aura surtout déposé le visage de tous les combats qu'elle ne cessera jamais de mener : combat contre le plus fort qui « s'autorise » sur le plus faible, contre l'hypocrisie sociale, le mensonge, l'absurdité des systèmes établis par les prêcheurs blancs de sainte civilisation, contre tous les crimes contre notre humanité.
Les enfers perdus sont plus lourds à porter dans les mémoires que certains paradis. Surtout, si comme
Duras on y a vécu.
Astrid SHRIQUI GARAIN