En ces temps où l'État islamique syro-irakien réveille l'idée de Bilad el-Cham (le rêve d'une Grande Syrie) et de retour au Califat, il n'est pas inutile de revenir sur le personnage de Saladin pour essayer de comprendre et de s'appuyer pour cela sur le livre de Anne-Marie Eddé.
Saladin, de son vrai nom Yussuf ibn Ayyub, est né vers 1138, à Tikrit (Mésopotamie, Irak actuel, bref dans le même lieu que Saddam Hussein). Il est d'ascendance kurde, et il est sunnite.
Son oncle, Asad al-Dîn Shîrkuh, lieutenant de Nur ad-Din, unificateur de la Syrie (tâche sans cesse remise sur le métier), devient brièvement vizir d'Egypte en 1169, alors que le pays est sous la coupe des Fatimides, qui sont chiites. Saladin prend la relève, et les Chiites, qui le croient peu au fait des affaires politiques et militaires, pensent en faire un personnage malléable. Ils vont rapidement déchanter, et Saladin va finalement, après maintes péripéties, conquérir vraiment le pouvoir au Caire et à Damas, puis prendre Alep définitivement en 1183. Maître d'un vaste territoire, il détient toutes les clefs pour lancer une vaste offensive contre les États latins d'Orient, et il n'a plus alors pour projet que de reprendre Jérusalem aux conquérants occidentaux, que l'on désigne alors sous le nom de Francs. Il échoue devant le roi de Jérusalem, Baudouin IV le Lépreux à Montgisard (Tell el-Gezer), le 25 novembre 1177. Il n'empêche, la menace se précise sur les États latins d'Orient, et, après la mort de Baudouin IV et la montée sur le trône de Jérusalem du médiocre et impulsif Guy de Lusignan, Saladin n'a aucun mal à faire entendre son appel au djihad. Les entreprises sacrilèges de Renaud de Châtillon, qui veut s'en prendre aux Lieux Saints de l'Islam, La Mecque et Médine, et les attaques répétées de caravanes chamelières dressent tous les Musulmans contre les Croisés. La terrible défaite de ces derniers, le 4 juillet 1187, à Hattin, après laquelle de Châtillon est éliminé par Saladin en personne, ouvre à celui-ci la route de Jérusalem. Tyr, défendue courageusement par Conrad de Montferrat, résiste. Mais Jérusalem tombe aux mains de Saladin le 2 octobre. Il s'entend avec Balian d'Ibelin, qui a organisé la défense de la ville, et, magnanime, offre aux habitants de racheter leur liberté et à la garnison de gagner la côte la vie sauve, ce qui tranche avec l'attitude des Croisés qui avaient massacré bien des Musulmans lors de la conquête de la Ville Sainte en juillet 1099. Par son attitude irréprochable, Saladin gagne la réputation d'un grand homme.
Sa geste est magnifiée par son chroniqueur, Imad al-Isfahani, et les Chrétiens eux-mêmes ne tarissent pas d'éloges à son égard, le présentant dans leurs écrits comme un prince-chevalier.
On comprend qu'un tel homme soit resté l'objet d'une grande admiration, aussi bien en Occident qu'en Orient, au long des siècles, même si cette adulation est fondée en partie sur une image glorifiée à l'excès et un mythe entretenu par des laudateurs dithyrambiques.
Notons que Saladin eut, après la prise de Jérusalem, à croiser le fer avec Philippe Auguste et Richard 1er d'Angleterre, qui réussirent à l'empêcher de l'emporter sur eux lorsqu'ils firent le siège de Saint-Jean-d'Acre, ville portuaire, dont la reconquête permit aux Francs de demeurer encore maîtres d'une partie de la côte syro-libano-palestinienne et d'un certain nombre de grandes forteresses jusqu'en 1291.
Saladin s'est éteint à Damas le 4 mars 1193, et il a sa sépulture, encore très vénérée, non loin de la mosquée des Omeyyades.
François Sarindar
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Très gros pavé (600 p. environ) pour une biographie très fouillée d'un personnage d'une envergure historique considérable et qui est devenu une sorte d'icône du monde arabo-musulman ( cependant il était Kurde) comme vainqueur des Croisés et unificateur . Cette idéalisation ajoutée à l'habile manipulateur de l'opinion qu'il fut rend délicat le travail biographique . L'entreprise est magnifiquement menée par une historienne chevronnée . A lire car ce personnage parle encore à notre époque de confrontation dans cette région du globe ;
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Sur le plan des mœurs, les musulmans relevèrent la place particulière des femmes en milieu franc y compris dans le système de succession dynastique. Choqué par le remariage rapide de la princesse Isabelle avec Henri de Champagne, après l’assassinat de Conrad, alors qu’elle était enceinte de celui-ci, ‘Imâd al-Dîn s’interroge : « A qui l’enfant sera-t-il attribué […] Voyez donc la licence de cette bande de mécréants ! » L’étonnement des musulmans face à la relative indépendance dont jouissaient les femmes occidentales, par leur liberté de se montrer, de circuler ou de parler aux hommes, n’était pas nouveau. Sans doute fondé sur une différence réelle entre la situation des femmes en Orient et en Occident, ce sentiment ne se nourrissait pas moins de quelques légendes : ainsi Ibrâhîm ibn Ya’qûb, au Xe siècle, évoque-t-il l’existence d’une île de la mer occidentale appelée la Cité des femmes ou vivaient des femmes sur lesquelles les hommes n’avaient aucun pouvoir, qui montaient à cheval, menaient la guerre, possédaient des harems d’esclaves mâles et tuaient leur enfant lorsque c’était un garçons pour ne garder que les filles. On reconnaît là, bien sûr, le mythe antique des Amazones. Tels les clichés sur la bravoure, la grossièreté et la saleté des Francs, la liberté des femmes occidentales répondaient donc, en partie, à des préjugés fortement ancrés dans les esprits. On est moins étonné, dans ces conditions, de lire le récit d’Usâma dénonçant l’absence de jalousie des maris francs :
« Lorsque je venais à Naplouse, je descendais chez un nommé Mu’izz, dont la maison servait de logement aux musulmans. Elle avait des fenêtres qui donnaient sur la rue. De l’autre côté, et en face, se trouvait le domicile d’un Franc qui vendait du vin aux marchands. […] Un jour, en rentrant, il trouva un homme au lit avec sa femme. ‘’Que veut dire, s’écria-t-il, cette intrusion chez ma femme ? – J’étais fatigué, répondit l’autre, et je suis entré me reposer. – Et comment se fait-il que tu te sois mis dans mon lit ? – J’ai trouvé un lit tout prêt. J’y ai dormi. – Mais ma femme dormait avec toi ! – Le lit est à elle. Pouvais-je le lui interdire ? – Par la vérité de ma religion, si tu reviens et que je t’y reprenne, nous aurons maille à partir, toi et moi.’’ Voilà comment cet homme manifestait sa désapprobation et quel était chez lui le comble de la jalousie. » (pp. 379-380)
Le terme générique le plus souvent employé pour désigner l’ennemi était celui de « Franj » (Franc) appliqué indistinctement à tous les Occidentaux quelle que fût leur région d’origine, alors que celui de « Rûm » (Romains) était plutôt réservé aux Byzantins.
(…)
Mais au-delà de la perception objective de l’adversaire et de ses objectifs, les nombreux qualificatifs, épithètes et métaphores utilisés pour le désigner révèlent l’image que les musulmans voulurent répandre des Francs. Métaphores animales le plus souvent. Aux Francs, ivres de peur et de soif, tels des ivrognes chancelants, est opposé Saladin, « semblable au lion qui parcourt le désert, à la lune qui se lève. » Le musulman est le plus souvent comparé au lion, le roi des animaux, tandis que le Franc est tour à tour assimilé au loup, renard, lièvre, dragon, chacal, vautour, chien, singe, serpent, porc, à la hyène, la mouche, la guêpe. Des animaux auxquels on ne peut faire confiance, qui attaquent par derrière – le loup dans la sourate de Joseph est la bête supposée l’avoir dévoré (Coran, XII, 13, 14, 17) – et qui sont méprisés, vénéneux, charognards, rapaces, repoussants, rusés ou prêt à s’enfuir.
(…)
Les Francs sont aussi très souvent associés à l’obscurité, à la nuit, à la saleté et à la souillure, par opposition à la lumière de l’aube, à l’aurore et à la pureté de l’islam. Tout un vocabulaire à connotation religieuse très polémique était utilisé pour répandre cette image négative des Francs. ‘Imâd al-Dîn ne manque pas de qualificatifs dans ce registre : séditieux, polythéistes, impies, idolâtres, êtres de turpitudes, chômeurs du dimanche, démons infidèles ou démons de l’erreur, être infernaux, comtes malfaisants, barons corrompus, bandes d’égarés et champions du mensonge, adorateurs de la nature humaine et divine qui en mourant vont peupler l’enfer par opposition aux croyants martyrs qui peuplent le paradis. Al-Fâdil dans un style moins lyrique ne qualifie pas moins les Francs d’associationnistes, d’infidèles, d’orgueilleux, de compagnons de la gauche (face aux musulmans compagnons de la droite), et de gens de la croix (opposés aux gens du Coran). (pp. 375-377)
Dans le cas de Saladin , la difficulté à cerner sa véritable personnalité est amplifiée par le succès de sa légende .Aussi la question de sa sincérité restera-t-elle à jamais controversées ,le discours , les gestes et les émotions que lui prêtent les textes médiévaux étant le plus souvent destinés à montrer que sa conduite était conforme à l'idée que l'on se faisait alors du souverain idéal.
Dans ce contexte de dépendance, voire d’impuissance, le sultan est apparu comme la figure par excellence du libérateur, comme le modèle du souverain ayant su redonner fierté et dignité aux Arabes. Et pourtant, on le sait, Saladin n’était pas arabe, mais... kurde. C’est donc son « arabité » linguistique et culturelle qu’on s’est efforcé de mettre en avant, son attachement à l’islam, son respect des valeurs arabes : l’hospitalité, la générosité, la longanimité, l’honneur, le courage... Autant de raisons pour des dirigeants, si différents soient-ils, de le prendre pour référence, de l’adopter pour héros.
Saladin était évidemment un homme de son temps. Il baignait dans une société marquée par la guerre et la violence, mais aussi par de nombreux échanges, une vie culturelle intense, une forte religiosité, un sentiment de fatalité qui poussait les hommes à accepter toutes les épreuves de la vie parce qu’elles étaient voulues par Dieu. Une société fondamentalement inégalitaire au sein de laquelle il était admis que les hommes et les femmes, les maîtres et les esclaves, les musulmans et les non-musulmans, les riches et les pauvres, n’avaient ni les mêmes droits ni les mêmes devoirs.