En écrivant
le seigneur des porcheries,
Tristan Egolf réussissait à écrire un très bon roman selon
Kundera, puisque le Tchèque naturalisé Français proclamait qu'un tel livre ne pourrait être résumé. Outre la succession des nombreux évènements qu'il serait fastidieux et vain de résumer, l'intérêt du Seigneur des porcheries réside bien davantage dans sa performance littéraire qui en fait un monument truculent, un objet de jouissance verbale comme il y en a peu dans la littérature.
Importe-t-il encore de dire que
Tristan Egolf ne parvint pas à être publié aux Etats-Unis (?!) ? Faut-il encore rappeler que c'est en France qu'il trouva les oreilles et surtout les yeux pour l'écouter et le lire ? Faut-il enfin dire la fin tragique d'un tel auteur, rappelant une autre destinée funeste, celle de
John Kennedy Toole, dont l'oeuvre principale,
La conjuration des imbéciles, résonne étrangement avec
le seigneur des porcheries ?
A Baker, petite ville du Midwest, de la Corn Belt plus précisément, John Kaltenbrunner est un jeune garçon chétif que l'école répugne et que les travaux de ferme passionnent. Vivant dans l'adoration d'un père disparu avant sa naissance, John accomplit avant ses dix ans ce que d'autres n'accompliraient pas dans une vie en faisant de sa ferme un modèle de viabilité économique. Mais des événements tragiques font basculer la vie de John. Revenant à Baker après une période d'éloignement, il enchaîne plusieurs petits boulots - notamment à l'abattoir de dinde - avant de devenir ce que l'on appelle communément à Baker un "torche-colline", un "boueux", c'est-à-dire un éboueur, c'est-à-dire la classe la plus méprisée et la plus honnie de Baker, c'est-à-dire un sous-homme ou presque à qui l'on peut tout dire et tout faire. C'est au milieu de ces hommes, qui deviennent plus tard ses biographes ou, mieux, ses hagiographes, que John Kaltenbrunner va réellement devenir ce personnage messianique voire christique. Il conduit en effet la grève des déchets qui va transformer Baker, une ville tranquille de province, en pandémonium de la saleté et de la puanteur dont l'apocalypse aura lieu un soir de match de basket-ball, ultime étape de la décadence.
Il y a réellement, à la lecture de ce qui ressemble à s'y méprendre à un pavé indigeste - 607 pages sans dialogues -, un sentiment de ravissement littéraire. Truculent et drôle,
le seigneur des porcheries est un livre à la puissance à la fois affirmée et discrète qui rappelle
La conjuration des imbéciles par le caractère charismatique de son personnage principal et par ce monde dégoûtant qu'il décrit. D'autres ressembles littéraires pourraient être trouvées, notamment avec le Bardamu du Voyage au bout de la nuit. Cependant Bardamu est en révolte contre un monde dont il est un des rouages alors que Kaltenbrunner est en guerre contre un monde dont il a été, dès son origine, exclu. le pessimisme du propos ne peut pourtant être remis en cause : la justesse de vue d'
Egolf ne saurait faire mentir le parcours de John Kaltenbrunner.
Au-delà du foisonnement verbal, il y a la critique sans concession d'une Amérique rurale tournée en ridicule, volontiers violente, alcoolique, raciste (les "citrons" sont les Latinos à qui sont réservés les emplois les plus difficiles et les plus dégradants), pieuse à souhait (mais les méthodistes sont des bigotes peu scrupuleuses qui n'ont jamais compris l'un des Dix Commandements, à savoir l'amour de son prochain), conservatrice évidemment, bête enfin, terriblement bête à en être méchante, jusqu'à poursuivre de sa haine commune, si nécessaire à son unité, un jeune homme d'une force morale et mentale sans égal. le roman est aussi celui de la solitude d'un homme que même ses semblables ne peuvent vraiment approcher, et qui pourtant ne peut s'empêcher de vivre là où il est détesté, un homme dont les racines pourtant bouleversées sont profondément ancrées dans la terre du comté de Greene. le roman d'une Amérique de cauchemar.