En 2012,
Garth Ennis effectue un
retour chez l'éditeur Marvel (branche MAX, indépendante de la continuité principale et destinée à un lectorat plus âgé), en s'attaquant aux aventures de Nick Fury, le super-espion. Il lui avait déjà écrit 2 autres miniséries illustrées par
Darick Robertson : Lève toi et marche (en 2001, déjà dans la branche MAX) et Fury Peacemaker (en 2006 pour la branche Marvel Knights). Ce tome regroupe les épisodes 1 à 6 de cette nouvelle série débutée en 2012, illustrée par
Goran Parlov et mise en couleurs par
Lee Loughridge, avec des couvertures de
Dave Johnson.
Épisodes 1 à 3 - À une date indéterminée, charentaise au pied et en peignoir, un verre de whisky à la main, avec un cigare, Nick Fury enregistre ses mémoires sur un vieux magnétophone à bande. Il commence par relater ses exploits en Indochine en 1954, en tant que colonel affecté à la CIA. Il attend son contact de Washington dans un bar ; il s'agit de George Hatherly, un jeune homme manquant encore d'expérience. Il y a fait également la connaissance de Shirley DeFabio, la secrétaire particulière de Pug McCuskey, un membre du congrès. Ce dernier le charge d'enquêter sur le terrain dans une base française pour savoir si les États-Unis doivent continuer à financer la présence française en Indochine. Fury et Hatherly se rendent sur le site de Son Chau pour y rencontrer le major Lallement.
Épisodes 4 à 6 - En 1961, Nick Fury et George Hatherly entraînent des exilés cubains dans un pays d'Amérique centrale. Peu de temps après il est convoqué à Miami par McCuskey pour être présenté à des réfugiés politiques cubains. le membre du Congrès lui confirme que la CIA lui confie une mission impliquant d'être parachuté sur l'île de Cuba. Fury choisit d'accomplir cette mission avec l'aide de George Hatherly et d'Elgen, un opérateur radio.
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Garth Ennis a prouvé à maintes reprises dans diverses séries qu'il est passionné par les guerres, en particulier celles du vingtième siècle, que ce soit dans Histoires de guerre ou Battlefields (en anglais), ou dans ses séries Preacher ou The Boys. Avec le personnage de Nick Fury, il aborde cette passion par le biais des opérations clandestines effectuées par la CIA pour le compte des États-Unis après la seconde guerre mondiale. Les 3 premières pages servent à donner un aperçu des conflits qui seront abordés dans la série et à faire dire à Nick Fury qu'il a cessé de prendre de l'âge depuis qu'il a une balle fichée dans la boîte crânienne. Et c'est parti.
Fury n'est ni un homme politique, ni un homme de bureau ; c'est un homme de terrain. le récit le suit donc sur les 2 champs de bataille, l'un en Indochine, l'autre à Cuba. En préambule à chacune de ces interventions, le lecteur découvre Fury en train de prendre ses ordres auprès du membre du Congrès. Ennis adopte un rythme rapide (3 épisodes par conflits), avec une bonne dose d'action, et des moments de violence intense, sadique et parfois atroce à en devenir insoutenable. Cette violence est d'autant plus éprouvante pour le lecteur qu'elle est réaliste et qu'elle n'est pas contrebalancée par de l'humour même noir. Nick Fury est dépeint comme un soldat expérimenté et cynique, cherchant à bien faire son métier de "conseiller technique" d'opérations spéciales. L'approche graphique de
Goran Parlov évoque celle de
Jordi Bernet en moins stylisée. Il ne dessine pas pour faire joli, il souhaite avant tout faire ressentir l'âpreté et la dureté des individus impliqués dans ces conflits. le résultat et convaincant et également dépourvu d'humour, même au second degré. Il participe au caractère ignoble de la séance de torture.
En 3 épisodes, Ennis n'a ni le temps ni la place de faire un cours d'histoire, ni même un condensé synthétique de la situation géopolitique. Pour apprécier ces récits à leur juste valeur, il vaut donc mieux être familier des conditions du départ de l'armée française d'Indochine (la bataille de Diên Biên Phu), et de l'implication de la CIA dans le débarquement de la baie des Cochons auprès des exilés du régime de Batista (une connaissance superficielle suffit, c'est-à-dire la lecture de la page d'une encyclopédie en ligne). À nouveau ce qui fait la force et la pertinence du récit d'Ennis, c'est son positionnement. L'auteur ne cherche pas donner des leçons sur la politique interventionniste ou impérialiste des États-Unis ; il s'intéresse avant tout à la réalité terrain pour les opérateurs (du soldat au conseiller). le lecteur familier d'Ennis retrouve ses convictions sur l'horreur de la guerre, sur le manque de professionnalisme des états-majors qui n'ont pas idée des conséquences de leurs décisions sur les soldats. Il évoque par exemple l'écart qui existe entre la décision d'implanter une base à Son Chau à partir d'une carte, et la réalité du terrain de cet endroit qui n'est pas le point le plus élevé de la zone. Il sait comme personne montrer la nature et les contraintes induites par les contingences matérielles (problème de ravitaillement en munitions). Il aborde aussi la nature de la motivation de ces soldats de l'ombre, exécutant des missions clandestines. Ennis expose avec aisance la force de leur croyance en des idéaux, dans un passage admirable, dépourvu de toute naïveté.
De son coté, Parlov (qui avait déjà travaillé avec Ennis sur plusieurs histoires du Punisher MAX dont La longue nuit noire et Valley Forge, Valley Forge) a bien bossé ses références photographiques pour être le plus exact possible. Les éditeurs ont inclus un exemple dans ce tome où il a redessiné plusieurs cases après s'être rendu compte qu'il s'était trompé dans le modèle de bombardier à représenter. Son style un peu brut et rapide ne l'empêche par d'effectuer un travail préparatoire de conception des personnages de grande qualité. Chaque premier ou second rôle dispose d'une morphologie immédiatement mémorisable, ainsi que d'un éventail d'expressions du visage qui lui sont propres. Les combats sur les champs de bataille placent le lecteur face à face avec l'animalité des soldats prêts à tout pour survivre, donc pour vaincre et tuer les adversaires. Parlov privilégie une mise en page à base de cases de la largeur de la page, généralement 5 empilées les unes au dessus des autres. Cela crée un effet d'écran large et il s'en sert pour donner de la profondeur de champ, pour donner à voir ce qu'il y a derrière les personnages. Derrière une apparence de dessins rapides, Parlov réalise des images structurées, référencées pour une fidélité maximale à la véracité historique et une grande immersion dans chaque environnement. Et les actes de mutilation sont difficilement soutenables.
Comme à son habitude,
Dave Johnson a choisi un style graphique spécifique à la série pour réaliser ses couvertures, toujours aussi sophistiquées et second degré dans leur approche. Ce récit sera complet en 13 épisodes, soit 2 tomes.
Garth Ennis et
Goran Parlov utilisent le personnage de Nick Fury pour donner une vision terrain des activités clandestines de la CIA à la fin de l'Indochine, et pendant le débarquement dans la Baie des Cochons. Ennis s'y entend toujours aussi bien pour donner un point de vue intelligent et informé sur ces actions. Parlov met cette histoire en images dans un style efficace, sans fioriture, et même redoutable pour faire ressentir les horreurs commises en temps de conflits armés.