Je poursuis mon exploration de l'oeuvre d'
Annie Ernaux par ce récit publié en 1997.
Encore un exemple parfait de ce que Ernaux sait faire mieux que nulle autre, mêler ses souvenirs personnels et la vie sociale, ambition qu'elle résume dans cette dernière phrase formidable de son Discours de réception du
Prix Nobel 2022 « Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d'émancipation, la littérature. »
En exergue de ce livre, elle met ces deux phrases de
Paul Auster, auteur que j'aime tant et dont je viens d'apprendre avec tristesse qu'il lutte contre le cancer.
Des phrases si belles et éclairantes sur le travail littéraire d'
Annie Ernaux:
«Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers. »
Ce récit débute par cette révélation très dure.
« Mon père à voulu tuer ma mère, un dimanche de juin, en début de l'après midi ».
Suit alors la relation de
l'événement, dans toute sa brutalité, la stupeur de l'enfant qui avait alors douze ans en 1952, et la cassure qu'il a provoquée chez elle.
Et puis l'incompréhension, l'impossibilité de mettre des mots sur ce qui est survenu ce dimanche de juin 1952.
Alors, l'autrice se livre à une sorte de quête cathartique sur ces années-là, pour essayer de saisir, de donner un sens à l'innommable qui s'est produit ce jour-là.
S'en suit la description précise de la vie de son quartier pauvre au sein de cette petite ville nommée Y. (Il s'agit d'Yvetot), la vie de ses parents, et surtout de sa vie dans une école privée, où sa mère, croyante fervente, a voulu l'inscrire, dans l'idée de lui donner une éducation et un avenir d'une vie meilleure que la sienne. Et le récit parle aussi des relations, au sein de l'école privée,avec les camarades de classe issues de la bourgeoisie de la ville.
C'est une description prodigieusement juste que nous donne
Annie Ernaux de la vie du début des années 50, et, bien qu'étant un peu plus jeune, mais ayant vécu dans
les années 50 au sein d'un quartier ouvrier, certes du Nord de la France et non en Normandie, cette évocation a réveillé en moi les conditions de vie de cette époque, que j'ai côtoyées sans pour autant qu'elles aient été si dures que celles de la narratrice.
Cette analyse minutieuse de ce monde passé, va aboutir à ce constat très dur. Je reproduis une partie de ces phrases exceptionnelles de lucidité:
«J'ai mis au jour les codes et les règles des cercles où j'étais enfermée. J'ai répertorié les langages qui me traversaient et constituaient ma perception de moi-même et du monde. Nulle part, il n'y avait de place pour la scène du dimanche de juin……..
Nous avons cessé d'appartenir à la catégorie des gens corrects, qui ne boivent pas, ne se battent pas,….
Je suis devenue indigne de l'école privée, de son excellence et de sa perfection. Je suis entrée dans
la honte. »
Annie Ernaux raconte dans cette dernière partie du livre, de façon dure et cruelle, les multiples faits, façons de se vêtir, de se parler avec violence, coutumes familiales, bref façon d'être, mais aussi ces épisodes de la vie, relations de ses parents avec l'école, voyage avec son père à Lourdes et Biarritz, etc…qui signifiaient un sentiment de déclassement, ou plutôt d'appartenir à une classe inférieure.
Et d'aboutir à ce constat sans complaisance:
« Il était normal d'avoir honte, comme d'une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d'argent, leur passé d'ouvriers, leur façon d'être. »
Ce constat pessimiste très dur, sans complaisance, ne sera à la fin compensé par aucune note d'optimisme.
Annie Ernaux y fera simplement le constat que le seul lien qui l'unit à ce qu'elle fut alors, réside dans ce terrible dimanche du mois de juin 1952.
Et fidèle à l'un de ses choix d'écriture qu'elle explique dans son discours extraordinaire de réception du
Prix Nobel, « d'une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté », elle nous lance cette dernière phrase au goût de provocation:
« C'est elle (i.e. la scène du dimanche de juin 52) qui fait de cette petite fille et de moi la même, puisque l'orgasme où je ressens le plus mon identité et la permanence de mon être, je ne l'ai connu que deux ans après. »
Au plus j'avance dans la lecture des livres d'
Annie Ernaux, au plus je suis admiratif de la force de sa démarche, de la dimension féministe et sociale de son oeuvre, et de l'exceptionnelle adéquation entre son choix d'écriture et son projet littéraire. Et bien triste de constater les reproches que l'on fait à son absence de style, à son propos qualifié d'égocentrique, voire de nombriliste.
Ce n'est pas du tout cela. L'oeuvre d'
Annie Ernaux, elle se résume dans les trois mots qu'elle a choisi pour le titre du Quarto Gallimard qui rassemble une grande partie de ses textes: «
Écrire la vie ». « La vie avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous, mais que l'on éprouve de façon individuelle…. »
Et cette vie, c'est aussi ma vie, mon histoire, la vie de celles et ceux de ma génération et des générations suivantes, mais aussi la vie des femmes, celle du monde des déclassés, etc… En cela, les récits d'
Annie Ernaux ont une portée universelle.