le 25 septembre 1665, un long cortège de carrosses arrive aux portes de Clermont, en Auvergne, où se pressent tous les notables et la foule venus les accueillir. Ce sont des magistrats venus de Paris, avec leur suite, spécialement investis par des lettres patentes du 31 août 1665 signées du roi Louis XIV, avec mission de rendre la justice dans cette lointaine province. C'est une juridiction d'exception, "vulgairement appelée les Grands-Jours" selon les propres terme des lettres patentes qui fixent minutieusement le ressort de la compétence, les infractions à poursuivre et la manière de procéder.
C'est donc la foule des grands jours (l'expression vient-elle de là ?) qui accueillit ces prestigieux missi dominici, et les notables qui firent assaut de discours, "harangeurs qui ne voulurent rien perdre de leurs études passées, et qui prétendirent se mettre en réputation par une ostentation fort ennuyeuse de leur méchante éloquence"dit Fléchier (p. 84) qui accompagnait les magistrats et se fit le chroniqueur de leur session. Son récit est un véritable compte rendu judiciaire, vivant comme une chronique de Pascale Robert-Diard.
On a peu d'éléments sur la manière de rendre -ou plutôt de ne pas rendre ou de rendre mal- la justice sous l'Ancien régime. Le compte rendu des Grands-Jours en donne de nombreux exemples intéressants, avec des statistiques : douze mille affaires jugées, semant l'épouvante dans toute le région (p. 312). En effet les aristocrates qui ont abusés de leurs pouvoirs sont visés autant que les voleurs de poules. Beaucoup ont pris le maquis - à supposer qu'il existât en Auvergne ! -.
On voit défiler les justiciables. Beaucoup ressemblent à ceux d'aujourd'hui. D'autres sont de leur temps. Ce sont aussi toutes les sentences des juges locaux, royaux, seigneuriaux ou même ecclésiastiques qui peuvent être évoquée par ces "grands juges", et ce, sans appel.
La justice royale est égalitaire, efficace, insensible aux pressions. de ce fait elle n'est pas impopulaire. Les Parlements apportent la modernité dans un monde encore féodal, avant de finir crispés sur leurs privilèges, plus d'un siècle plus tard.
Au delà du récit, il y a la manière de le raconter, et la personnalité du chroniqueur.
Esprit Fléchier, le bien nommé, est un jeune ecclésiastique attaché au représentant du roi, le maître des requêtes M. de Caumartin. Il est devenu le précepteur de son fils, lorsque sa mère est morte. Sainte-Beuve, qui rêve un peu, veut croire qu'il est aussi l'amant de sa nouvelle et jeune épouse. C'est un abbé de cour et de salons. Il en a la vivacité et la sagacité. Mais c'est aussi un grand prédicateur, comme Bossuet. Il fait l'éloge funèbre de Turenne. Il a l'éloquence de la chaire. Il finira évêque de Nîmes, pays camisard, laissant un bon souvenir, même au duc de Saint Simon, qui en est avare.
Fléchier a un ton. Il manie l'humour noir. Il ironise, se moque, s'intéresse aux petites affaires de la cour et aux belles dames. Il ne fait pas que raconter les turpitudes et les manquements. On peut imaginer son scrupule à publier son manuscrit, lui qui donnait plutôt, et avec bonheur, dans l'épigramme, qui allait être élu, en même temps que Racine, à L' Académie Française, et qui entamait une très respectable carrière ecclésiastique.
La passionnante préface de Yves-Marie Bercé raconte comment le texte ne fut exhumé qu'au milieu du XIXème siècle, avec un préface de Sainte-Beuve, qui en fit la louange. Confronté aux notes du greffier Dongois, conservées aux archives du Parlement de Paris, il permet aux historiens de documenter chaque affaire. Pour quatre mois, du 26 septembre 1665 au 30 janvier 1666, les Grands-Jours ont examinés en réalité 1360 affaires criminelles, ont prononcé 692 condamnations, dont 450 prononcées par contumace (parmi lesquelles 347 condamnations à mort). Il y eu 23 condamnations à mort effectives, 22 envois aux galères et 21 condamnation au fouet. le total des amendes prononcées s'est monté à 607 064 livres.
Justice plus clémente que sa réputation ! En l'absence des condamnés, on brûle en public leur effigie. On rase leur château. Et le greffier Dongois note que les démolitions font plus d'effet que les exécutions : "les ruines d'une maison appartenant à des personnes de première qualité dans la province, font longtemps souvenir leurs semblables de leurs crimes et de leur punition." (p. 338)
Le texte de Fléchier est plein de trouvailles. Quelques années avant La Princesse de Clèves, il illustre le roman précieux dans une incise préliminaire. Il s'émerveille des paysages d'Auvergne "qui sont d'un vert bien plus frais et plus vif que celui des autres pays". Il décrit la société locale, remarque les jeunes et jolies femmes. Il s'amuse de la rage des gens de toutes conditions à danser à tout propos la bourrée, mais aussi la goignade, fort peu recommandable et qu'un évêque n'hésite pas à excommunier : barbara saltatio ? (p. 266-267).
Sainte-Beuve (p. XIX) dit justement : " Il considère les Grands-Jours comme une sorte de tragi-comédie, et il y dispose le touchant, l'horrible, le gai avec alternative et comme on assortit des nuances. "
Passionnante lecture !
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