Ils étaient six

Le chamane, un homme de grande taille, s’était déguisé en diable pour l’occasion, mâchait bruyamment du tabac et gardait en ses mains un petit hochet perlé. Il attendait Milagro dans le noir, débout dans un coin de la pièce où se trouvait maintenant l’intéressée. Il n’avait pas allumé la lumière. Milagro prit quelques instants avant de l’entrevoir et s’effraya en l’apercevant ainsi vêtu, cet accoutrement ne la mit certainement pas à son aise.
Sans lui parler, mais en agitant son hochet perlé pour se faire comprendre, il lui indiqua le chemin jusqu’à une petite cour intérieure à ciel ouvert et illuminée uniquement par la pleine lune. Il lui intima de se déshabiller et de se coucher à même le sol, ce qu’elle fit, contrainte par la peur. Il faisait froid, Milagro tremblait. Il était minuit.
Le chamane après avoir prié, invoqué les divers Apus de toutes les montagnes qui entouraient Tilcara et invoqué également la Pachamama, les achachilas et les awichas de Milagro ainsi que les aphallas en général, se pencha vers elle pour la purifier. Il l’enfuma d’abord avec des plantes aromatiques qu’il venait de brûler à l’instant, puis il passa sur son corps des bâtonnets en bois en les faisant crépiter, il frotta alors sa peau avec un assez large caillou, toujours sur l’ensemble de son corps, ce qui lui fit mal. Il prit ensuite une épée et l’agita au-dessus de Milagro en cisaillant l’air, et il trancha également la brise de la montagne toujours à coups d’épée tout autour de son corps nu, allongé en contact direct avec la terre.
Il reprit ses prières et entonna des icaros, ces chants qu’uniquement les chamanes sont autorisés à entonner.
Il se pencha à nouveau sur Milagro, lui souffla sur le visage une fumée issue d’une combustion de charbons de bois, mélangée à de l’encens et d’os réduits en poudre ainsi que de la terre. Tant les os que la terre avaient été préalablement prélevés dans le cimetière de Tilcara.

Hermann venait de quitter le stand lorsque Milagro fut sujette à l’une de ses crises. Qui sait peut-être avait-elle compris que sa grand-mère et sa mère lui avaient menti en lui racontant, quand elle était encore enfant, que son parrain, papa Klaus, était mort ; de ce qu’elle venait d’apprendre en écoutant la conversation entre sa grand-mère et cet homme quasi-aveugle, il ne l’était pas et elle en resta profondément choquée ! A moins que ce ne fût l’espagnol parlé avec un fort accent allemand, qu’elle avait écouté tout au long de cette conversation, qui déclencha un processus psychotique entraînant des hallucinations, un état confus, des idées délirantes, une forte agitation ?
Quoi qu’il en fût, visiblement Milagro entendait des voix que ni Enola, ni Sora oyaient. Elle répondait à une de ces voix en l’appelant papa. Martin en fut si impressionné qu’il commençât à pleurer à chaudes larmes. Les expressions faciales de Milagro faisaient peur à voir, puis tout à coup, elle tomba dans un mutisme total et dans un état de prostration.
Son comportement catatonique impressionna sa grand-mère et sa mère et, qu’elle le veuille ou non, cette fois-ci c’était décidé, Enola l’amènerait, de force si nécessaire, chez le yatiri pour la soumettre à un rituel de guérison. L’excuse du stress des examens n’était de toute évidence plus valable.
Enola prit contact avec un des yatiris de Tilcara afin de lui demander d’organiser ce rituel pour sa petite fille. Le yatiri décréta que tous les membres de la famille devaient être présents chez lui ce premier vendredi du mois à cinq heures précises de l’après-midi. La famille devra apporter les illas, ces différents objets qui seront offerts aux esprits des ancêtres, car ce seront ces esprits qui selon cette médecine spirituelle ancestrale se chargeront de la guérison de Milagro.

Hitler était-il vraiment mort ou la version de cette mise en scène et de son évasion serait-elle exacte ?
La reddition des forces nazies et la chute du Troisième Reich se tint à Berlin le 2 mai 1945. Entre temps Hitler et quelques proches seraient (étaient ?), déjà arrivés en Galicie, puis de là, ils se seraient rendus aux îles Canaries et tout ce beau monde se serait embarqué dans un sous-marin en direction de l’Argentine. (...)
La présence d’Hitler, cet hôte « illustre » ne devait pas, du moins moralement, déranger Perón outre mesure et il s‘ y était probablement senti plus ou moins obligé, par loyauté à la mémoire de Mussolini, de tout mettre en œuvre pour faciliter l’arrivée et l’ installation du Führer. Évidemment tout ceci devait se faire le plus discrètement possible. Dans le cadre de sa politique extérieure, en effet, l’accueil d’Hitler et de quelques-uns de ses plus proches complices, aurait pu s’avérer problématique au niveau des relations de l’Argentine avec nombre d’Etats !
Hitler, sa femme et deux de leurs compagnons de voyage se seraient cachés en Patagonie. Il semblerait que la province du Chaco avait d’abord été envisagée comme endroit pour se terrer, mais après réflexion, ces derniers optèrent pour un coin perdu à plus ou moins une centaine de kilomètres de Bariloche.

Enola essaya à nouveau de raisonner sa fille. Elles étaient toutes les deux dans la cuisine. Klaus et Ursula avaient quitté leur grande maison de style colonial avec leurs petites valises en cuir depuis une bonne demi-heure :
- Cet homme pourrait être ton père, presque ton grand-père, il est marié, il nous regarde avec condescendance. Je te l’ai déjà dit, c’est un mauvais homme, tant notre yatiri que le ch’amakani de Tilcara ainsi que notre bon curé de notre paroisse me l’ont confirmé ! Reste sur tes gardes, ne lui fais pas confiance, ni à lui, ni même à sa femme.
Tu n’as que treize ans, tu es encore une gamine. Un jour tu rencontreras un jeune-homme quechua dont tu tomberas amoureuse et tu pourras former une famille avec lui. Pense maintenant à travailler et à mettre un peu d’argent de côté, tu verras, la vie t’apportera encore de bonnes surprises et, en attendant, cesse s’il te plaît de jouer avec la porte du réfrigérateur !
Sora écouta sa mère et ses arguments pleins de bon sens sans broncher, mais ces arguments ne la convainquirent pas. Elle n’avait nullement l’intention d’oublier son Klaus. En fait, elle avait même l’intention de faire recours à Ekeko pour que Klaus tombe amoureux d’elle.

Elle se souvenait évidemment aussi de ce que lui avait raconté Lothar Hermann sur les multiples expérimentations horripilantes perpétrées par Mengele et par Vaernet, ces deux médecins génocidaires.
Rien que de se remémorer de tout cela et de se dire qu’elle avait côtoyé de tels personnages, lui provoquait des frissons d’horreur.
Pour les Quechuas, d’après leurs croyances traditionnelles, l’enfer n’existe pas, existent seulement des âmes damnées condamnées à errer seules et pour l’éternité dans la haute montagne, en souffrant du froid et de la faim, jusqu’au jour où éventuellement un être particulièrement vaillant et courageux, au risque d’être dévoré par un de ces condamnés, réussirait à les pourfendre avec une arme tranchante et à les couper en morceaux. Ce n’est qu’à ce moment-là que ces âmes damnées, connues dans la quebrada sous le nom de « condenados » pourraient finalement rejoindre l’uku pacha.
Evidemment les Quechuas ayant été évangélisés, la notion de l’enfer leur fut inculquée. Enola se demandait donc si tous ces criminels nazis se retrouveraient en enfer ou si leurs âmes allaient errer à jamais dans les hautes montagnes.