Seul sur Marx
Au moment où Gabriel Boric et son gouvernement de gauche s'installe au pouvoir au Chili, l'occasion était belle de dresser un bilan de la période Allende.
Hélas, amis de l'Histoire, passez votre chemin.
Il ne s'agit pas ici de relater des faits, mais de délivrer un message : ce n'est pas un livre mais un tract.
Pourquoi pas, mais il faut le dire clairement On peut avoir des idées de toute nature, y compris celles qui peuplaient les rêves désormais posthumes d'Alain Krivine, mais il y a la manière.
Ce livre, sous couvert d'éclairage historique n'est qu'un plaidoyer grossier pour la 4ème (ou plus, à force de scissionner on s'y perd…) internationale. Chaque évènement, réel, est présenté sous une forme tendancieuse pour servir l'objectif ultime : dénoncer la politique « petite-bourgeoise » à l'oeuvre durant cette période au Chili, et déplorer l'absence de révolution prolétarienne et d'instauration d'une dictature du prolétariat, seule solution aux malheurs du peuple. le titre est d'ailleurs explicite et fait d'Allende, le complice objectif des militaires félons responsables des massacres de travailleurs (les autres victimes ne semblant pas compter).
Tout est fait pour démontrer qu'il fallait un « renversement de l'ordre bourgeois pour ouvrir la voie à l'établissement d'un pouvoir ouvrier ».
De ce point de vue, l'exemple chilien n'est de toute façon, qu'un support pour asséner lourdement les préceptes trotskistes les plus éculés.
Dès l'introduction, le doute n'est plus permis quant à la volonté de démontrer que, le capitalisme enfonçant la planète, « les opprimés auront alors à faire un choix : s'en remettre à des leaders qui, tels Allende, respectent l'appareil d'état de la bourgeoisie en prétendant s'en servir pour améliorer leur sort ; ou démolir cet appareil d'État pour exproprier la bourgeoisie, lui arracher les moyens de dominer l'économie et se donner ainsi les moyens de réformer la société sur des bases socialistes. »
Un peu plus loin, alors que le régime vacille, la morale ne s'embarrasse plus des frontières : « Seul un État des travailleurs pouvait entreprendre la construction d'une société débarrassée du capitalisme, une société socialiste. Et cela, non pas dans le cadre du seul Chili, mais dans un cadre international, à commencer par celui de toute l'Amérique latine ».
Dès lors, tous les aspects intéressants du livre que sont la description du contexte historique de ce pays souffrant d'un sous-développement lié à la mainmise des grands propriétaires fonciers et des multinationales américaines, les débuts prometteurs de l'Union Populaire, fragile coalition socialo-communiste conduite par Allende, puis sa fin tragique sous les coups de boutoirs des diverses oppositions, l'asphyxie financière, l'influence maléfique de la CIA et enfin la trahison de l'armée…tout ça est perverti par un discours politique convenu et rapidement prévisible.
On retrouve donc sans surprise, l'antiaméricanisme classique.
La politique américaine de ces années-là offre pourtant de multiples raisons d'être critiquée. Mais l'auteur choisit d'écrire au sujet des américains, que « le peuple vietnamien lui résistait avec succès depuis 10 ans ». C'est quand même oublier a minima que le Vietminh ne représentait pas tout le peuple vietnamien.
On a droit également au credo sur la trahison des partis communistes et des partis de gauche : « Après 1933, ils tournèrent ouvertement le dos à toute la politique menée par le parti bolchevique de
Lénine et Trotski en 1917 et après ».
Ah l'éternel révisionnisme opposant le sanglant Staline aux héros
Lénine et Trotski…qui eux, n'auraient jamais commis toutes ces atrocités.
Plus fort encore, à propos de Mitterrand : « Après son élection en 1981, lui et ses gouvernements successifs mirent en oeuvre une politique anti ouvrière ».
C'est sûr que l'instauration de l'Impôt sur les grandes fortunes, l'augmentation du nombre de fonctionnaires, la revalorisation des prestations sociales et des bas salaires, la réduction du temps de travail, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans...c'est clairement une attaque contre les ouvriers.
Et je ne parle même pas de l'antimilitarisme infantile : « Jamais ni nulle part, l'armée n'a hésité à intervenir dans la vie politique quand elle l'estimait nécessaire, ni à réprimer dans le sang les mouvements de contestation sociale qui prenaient de l'ampleur, surtout lorsqu'ils menaçaient directement l'ordre et le système des possédants ». Gasquet devait dormir durant Mai 68 ou les émeutes des Gilets Jaunes.
Dans ce pénible fatras, on aurait pu au moins espérer que ce pauvre Allende aurait droit à un minimum de respect, pour avoir tenté, malgré ses erreurs indéniables, de réformer un pays, au prix de sa vie.
Mais non, pour
Christian Gasquet, ce social-traitre n'a eu au fond que ce qu'il méritait.
« Qu'il ait été tué ou qu'il se soit donné la mort, une chose reste certaine : jusqu'à la fin, il a refusé d'appeler les classes populaires à s'organiser pour contrer et briser le coup d'État. Il leur a refusé les moyens de s'armer, même si cela seul aurait pu les sauver, lui et son gouvernement ». Puis : « Allende était un homme politique de la bourgeoisie, respectueux de ses institutions, de ses lois, de son système économique et en définitive de ses intérêts de classe. Ayant désarmé les travailleurs militairement et surtout politiquement (sic !), tandis qu'ils laissaient l'état-major libre d'agir, Allende et les partis de l'UP portent une responsabilité majeure dans l'écrasement des classes populaires et le massacre des militants ouvriers et de gauche ».
Et enfin, en guise d'épitaphe (après avoir rappelé Blanqui) : « Loin d'ouvrir une nouvelle voie vers le socialisme, comme ils le prétendaient, ils ont consciemment suivi une voie qui ne pouvait pas changer le sort des classes populaires chiliennes, mais les plonger dans la barbarie ».
Bref, un récit assez détaillé et informé qui aurait pu être intéressant mais rendu indigeste par une dialectique trotskiste grossière qui transforme la lecture en messe révolutionnaire archaïque.
Si j'avais mauvais esprit, je dirais que quand des étudiants issus de la bourgeoisie tentent d'effacer leurs complexes d'enfants gâtés en se mêlant de faire le bonheur d'une classe ouvrière érigée en totem, ça donne ça. Comme le chantait tonton George « Ô vous les boutefeux, Ô vous les bons apôtres, mourrez donc les premiers, nous vous cédons le pas ».
Ah tiens, finalement, j'ai mauvais esprit.
Merci à Babelio pour cet ouvrage reçu dans le cadre de Masse critique.
PS. J'ai essayé de compter le nombre de « bourgeois » ou « bourgeoisie » dans le texte. Je me suis arrêté par lassitude à la page 70 (sur 123) : il y en avait déjà 43 !