"Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes."
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Force est de constater que la triste réalité que cherchait à dénoncer
Laurent Gaudé il y a plus de quinze ans, est encore aujourd'hui d'une actualité brûlante.
Un nombre toujours croissant de clandestins cherchent à pénétrer la forteresse européenne et la Méditerranée est devenue un véritable cimetière marin.
Qui sont-ils? Que fuient-ils? Qu'espèrent-ils trouver? Que savons-nous du quotidien des garde-côtes chargés de les intercepter ?
Eldorado s'attache à donner un visage, une voix à la tragédie des migrants et nous bouleverse par sa profonde humanité.
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Entrelacement de destinées funestes, le récit met en lumière deux trajectoires de vie menées à contre-sens.
Celle de Salvatore Piracci, commandant expérimenté de la marine italienne et celle de Soleiman, jeune migrant d'origine soudanaise.
Porté par une prise de conscience amère ou l'espoir d'un avenir meilleur, chacun s'engage dans un long et périlleux voyage initiatique en quête de "son"
Eldorado.
"Les hommes ne sont beaux que des décisions qu'ils prennent ."
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A la fois dense, sensible, et puissamment évocateur, ce roman m'a happé dès les premières lignes.
Criant de réalisme, il projette le lecteur au plus près des errances, du désoeuvrement, de la détresse des personnages.
L'Humain se révèle dans toute sa grandeur, sa vulnérabilité mais aussi sa cruauté.
Page après page, c'est un véritable raz de marée émotionnel qui nous submerge.
Cette première rencontre avec l'auteur est un véritable coup au coeur.
Envoûtée je suis, par sa plume engagée, magnifique, dont les envolées lyriques et poétiques insufflent grâce dans la noirceur de ce monde.
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Permettez-moi de conclure avec cet émouvant texte écrit par
Laurent Gaudé (2015) et intitulé "Regardez-les" :
Regardez-les, ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit.
Ils avancent en colonne, sur une route qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos voûté par la peur d'être pris.
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n'ont pas mis encore assez de distance entre eux et la terreur.
Ils entendent encore les coups frappés à leur porte
Se souviennent des sursauts dans la nuit.
Regardez-les.
Colonne fragile d'hommes et de femmes.
Qui avancent aux aguets,
Ils savent que tout est danger.
Les minutes passent, mais les routes sont longues.
Les heures sont des jours et les jours des semaines.
Les rapaces les épient, nombreux.
Et leurs tombent dessus,
Aux carrefours.
Ils les dépouillent de leurs nippes,
Leur soutirent leurs derniers billets.
Ils leurs disent "Encore",
Et ils donnent encore.
Ils leur disent "Plus !"
Et ils lèvent les yeux ne sachant plus que donner.
Misère et guenilles,
Enfants accrochés au bras qui refusent de parler,
Vieux parents ralentissant l'allure,
Qui laissent traîner derrière eux les mots d'une langue qu'ils seront contraints d'oublier.
Ils avancent,
Malgré tout,
Persévèrent
Parce qu'ils sont têtus.
Et un jour enfin,
Dans une gare,
Sur une grève,
Au bord d'une de nos routes,
Ils apparaissent.
Honte à ceux qui ne voient que guenilles.
Regardez bien.
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie.
Et les dieux (s'il en existe encore),
Les habitent.
Alors dans la nuit,
D'un coup, il apparaît que nous avons de la chance si c'est vers nous qu'ils avancent.
La colonne s'approche,
Et ce qu'elle désigne en silence,
C'est l'endroit où la vie vaut la peine d'être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons de leur bouche,
Des joies que nous trouverons dans leurs yeux.
Regardez-les,
Ils ne nous prennent rien.
Lorsqu'ils ouvrent les mains,
Ce n'est pas pour supplier,
C'est pour nous offrir
Le rêve d'Europe
Que nous avons oublié.