Je connais l’amour maternel pour avoir vécu à ses côtés ; ma mère m’a aimée ; mieux, elle m’a aimée en me laissant ma liberté. Moi qui me tenais l’autre côté de cet amour comme d’une peau très fine ou d’une membrane osmotique, je l’aimais à mon tour, de façon filiale. Mais existe-t-il un adjectif pour définir l’amour ? Filial, sororal, amical, conjugal, passionnel – chacun semble ôter quelque chose à la mystérieuse complexité de l’amour. Ce que j’essaie de dire, c’est que je n’ai pas seulement aimé ma mère d’un amour filial, je l’ai aimée comme la mère idéale, comme le capitaine de mon navire, comme le maillon à la fois le plus proche et le plus lointain de la chaîne de femmes à laquelle j’appartiens et qui me rattache à la vie. Comme une enfant à nourrir, une créature à protéger. Et pas uniquement quand, à partir d’un certain âge, les rôles se sont inversés, que la force et la responsabilité sont passées de mon côté.
Les temps heureux ont pris fin avec la mort de Giovanni. Tant qu’il était là, le ronchon, elles se devaient d’être de bonne humeur pour le faire rire ; maintenant qu’il a disparu, les sœurs s’attristent. Il était comme un vieux poteau en bois noueux auquel elles étaient amarrées, deux grosses bouées flottant placidement sur la mer de la vieillesse ; sans lui, elles s’en vont peu à peu à la dérive, vers la décrépitude.
C’est un menteur, tout le monde le sait, mais il ne ment pas toujours par intérêt ou par nécessité (bien que ce soit souvent le cas). Il est capable de mentir sans motif et sans utilité, par plaisir, pour la beauté du geste, par caprice, par inspiration. Il est possible que la différence entre la vérité et l’invention lui échappe, ou l’ennuie. Il est possible qu’il soit tout simplement un peu artiste, naïf, raison pour laquelle il plaît aux femmes qui continuent à l’aimer alors qu’elles ont cessé de le croire.
C’est peut-être la première illustration de la leçon muette que j’ai reçue tout au long de mon enfance, à savoir que notre intimité est ténue, plus profonde que vaste ; qu’il vaut mieux observer que se montrer ; qu’il est bon d’élever une barrière de pudeur durable et méfiante entre les autres et nous, si l’on veut sauvegarder un bien précieux qui n’a pas de nom ; l’espace intérieur et l’espace extérieur ont beau reposer sous le même ciel, il convient de les séparer parce qu’ils sont différents.
Mon père a un faible pour les desperados, les hors-la-loi, les criminels de bande dessinée. Son cerveau, comme celui d’un gamin de onze ans, produit des étincelles d’amour pur pour les hommes qui ne craignent ni ne respectent rien. Ah, s’il pouvait être un bandit invincible ! Pas un Vallanzasca, trop risqué, mieux vaut Tex Willer, qui finit toujours par s’en sortir.