En 1960, aux racines d'une vaste poétique créole de la relation,
la poésie fondatrice du
Tout-Monde, ancrée dans la sueur et la souffrance du capitalisme de plantation, et déjà armée pour le dépasser.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/26/note-de-lecture-
le-sel-noir-edouard-glissant/
Au moment de la parution du « Sel noir », en 1960, Édouard Glissant a trente-deux ans. Romancier déjà reconnu («
La Lézarde » a reçu le prix Renaudot en 1958), poète actif depuis « Un champ d'îles » en 1953, il est alors vigoureusement engagé dans la lutte contre la colonisation persistante (et déjà ce qui se prépare plus ou moins subrepticement en termes de néo-colonialisme, jouant le coup d'après), aux côtés de nombre d'écrivains et d'intellectuels, période d'activisme qui culminera avec la création du Front Antillo-Guyanais pour l'Autonomie, l'année suivante, celui-ci étant aussitôt dissous par les autorités gaullistes.
Dans ce contexte, «
le sel noir » (publié alors au Seuil) bouillonne intensément. S'il est encore tout imprégné du phrasé envoûtant et pourtant acéré d'
Aimé Césaire, il résonne aussi de la phrase volontiers marmoréenne de
Saint-John Perse, en un paradoxe (
la poésie du « béké » emblématique) à l'intérieur de l'oxymore (le « sel noir » lui-même), ce qui n'échappera pas, bien sûr, au proche et fin lecteur qu'est
Patrick Chamoiseau (dont l'essai poétique «
Césaire, Perse, Glissant, les liaisons magnétiques » demeure toujours aussi indispensable).
C'est que la vérité de cet objet de gabelle à échelle planétaire, à travers la sueur de l'esclave, est celle de l'horreur du capitalisme de plantation, dont, déjà alors, on dit qu'il faudrait savoir l'oublier, qu'il est loin, que les contemporains n'en sont pas coupables (alors que l'esclavage n'a été alors aboli qu'à peine un siècle plus tôt, pour céder la place le plus souvent à des ségrégations officielles ou officieuses, et que le foncier antillais, tout particulièrement, appartient encore presque partout aux descendants des planteurs et de leurs fortunes « durement gagnées » sur le travail forcé et le sang de la chicotte et des cales de la traite).
La lame poétique d'Édouard Glissant, si elle laisse déjà deviner, en beauté, ce qui conduira à ses réflexions fondamentales sur la relation, sur la créolisation et sur le
Tout-Monde, doit d'abord crier – comme il le faut encore aujourd'hui, et comme le chantent de leur musique si belle et spécifique une
Rivers Solomon ou un
Michael Roch – et rappeler qu'il y a des crimes fondateurs qui ne disparaissent pas « comme ça », parce que
Le Blanc « en a marre d'entendre les récriminations posthumes ».
Dès la première suée de sel, le recueil-titre (mais aussi « le sang rivé » et « Boises », qui l'accompagnent de près ici) est pleinement inscrit dans l'histoire comme dans la géographie. Parole, chant, souffrance, certes, mais aussi – sans doute surtout – épopée d'imagination créatrice : comme le
Derek Walcott d'«
Omeros » (face à qui, coïncidence, le poète martiniquais échouera d'une seule voix pour l'attribution du prix Nobel de littérature en 1992, huit ans avant sa mort), Édouard Glissant inscrit au coeur de sa
poésie combattante et mémorielle un dépassement épique, un réagencement profond de l'usage du sel, qui doit faire oublier qu'il servait aussi, comme à Carthage, à rendre définitivement infertiles les terres de l'ennemi, et accepter maintenant d'être piment et ferment.
Au moment où, de l'autre côté de l'Atlantique, dans un Nigéria déjà au bord de la guerre civile meurtrière, le tisserin
Christopher Okigbo commence à propulser ses traditions ibo et yoruba vers un siècle qui aurait pu être de clémence et d'indépendance, Édouard Glissant invente une voix originale, celle d'une voie échappant à la fatalité construite avec détermination par le commerce triangulaire, celle d'une émancipation ne reniant pas ses ancrages mortifères mais s'en servant de point d'appui pour explorer un ailleurs toujours en devenir, fraternel, solidaire et joueur.
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