J'ai 25 ans au bord de l'eau, j'aime m'isoler avec un livre sur la très petite île de l'étang proche de la maison familiale où je passe quelques jours de vacances. Ma passion de la littérature, un rien tardive, fête ses dix ans, elle est devenue dévorante.
José Corti publie "
Les Eaux étroites". Vacances, vacance, j'ai tout le temps de lire, un amour brisé vient de me laisser sur le flanc, et l'ennui, dans la canicule de cet été-là, pourrait bien m'accabler. Lisant, je commence d'accepter ce que l'expérience avait fait noter à
Montesquieu: «L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté.»
J'ouvre ces "Eaux étroites". Dès la première page, me voici embarqué — je n'ai encore jamais lu Gracq, qu'on m'a vanté pourtant. Je lis avidement, happé, alors que, plus jeune, toute «description» m'ennuyait — et c'est par Gracq qu'un peu plus tard j'apprendrai à apprécier
Balzac: je pense ici à la prodigieuse peinture de Guérande dans"
Béatrix". D'emblée, je suis saisi, «magnétisé» (pour utiliser un mot cher aux surréalistes dont fut Gracq, et qui me paraît parfaitement convenir à l'état dans lequel je me trouve précipité) par ce style ample et précis — «pignoché» aurait dit mon ami peintre Alain le Bras, mais non pas léché — dans lequel se mêlent et s'emmêlent l'attention à l'âme et au paysage, la quête des sentiments et des sensations — l'homme et la nature, l'homme dans la nature. Sans que je puisse bien me l'expliquer, la lenteur sinueuse de la description devient source d'énergie. «Envoûtement des excursions magiques»... Où l'on apprend que la «modestie» d'un paysage peut bouleverser — puisqu'il révèle de l'extraordinaire à qui sait l'observer. Je vais aller au bout des "Eaux étroites" d'une traite.
Quinze ans plus tard, et alors que j'ai lu presque tout Gracq dont le récent "
La Forme d'une ville", alerté par le jugement d'un ami, fin et sévère lecteur, je m'interroge:
Julien Gracq est-il l'«écrivain réactionnaire» qu'il dénonce? Je renvoie illico la question au jeune romancier argentin
Cesar Aira, en résidence à Saint-Nazaire, qui répond à la façon d'un adolescent frondeur: «Sur le conseil d'X et d'Y j'ai dû lire l'abominable
Julien Gracq, la quintessence de l'écrivain de qualité: tout le monde le vénère par ici [...]
Julien Gracq et tous les Gracq du monde ne font que confirmer leur propre devise éculée: "J'écris bien"»*. Excusez du peu. Quinze ans encore et je relis Gracq, "
Les Eaux étroites". Eh bien non, Gracq n'écrit pas «bien», il écrit Gracq. L'amour, la connaissance, la maîtrise et la jubilation de la langue seraient-ils des péchés?
Surtout, qu'est ce qui est moderne dans Gracq — pour l'enlever à cette accusation de «réactionnaire»? Une très tranquille subversion, une distorsion discrète de la syntaxe, qui le fait moins classique qu'on ne pourrait le juger à première vue — ainsi de ces longues suites d'incises, entre virgules, comme en cascades, se précisant l'une l'autre. Plus encore, le choix des tirets en place de parenthèses, pour ce subtil correctif qu'ils apportent dans la mise en valeur accrue de l'incidente. Et Gracq serait-il insoucieux de modernité quand il qualifie de «terriblement moderne» le personnage de"
La Lettre volée", ou quand il cite, dans le corps du texte, l'année de sa rédaction: 1975? Rien d'attendu non plus dans les alliances de mots, les métaphores: a-t-on déjà lu ailleurs «l'ajonc couleur de guêpe» ou le carillon languide»? J'ai toujours pensé que la marque la plus convaincante d'une oeuvre de littérature devait être l'étonnement, l'inattendu. Serait-il convenu d'écrire des «ruelles cléricales», de parler du «voltage» du roman
De Balzac "
Les Chouans", de la lumière «fruitée» des fins de journées (cette «embellie tardive»)? Un réactionnaire n'ose pas, il n'invente pas — il répète, il reproduit. Oui, il y a de l'audace chez Gracq, dans le choix et les appariements de ses mots comme dans leur organisation à l'intérieur des phrases.
Aussi est-ce que je me refuse à voir dans l'auteur des "Eaux étroites" la préciosité qu'on a pu lui reprocher. Jamais chez lui l'emploi du mot rare n'est effet, esbroufe, non, c'est une rigoureuse volonté de justesse qui l'exige et le place là où nul autre ne saurait le remplacer à égalité — je note, pour le plaisir de l'exemple : faucardé, gaulis, retombement (absent du petit Robert, mais noté dans le grand), virginal (l'instrument de musique), recès, gonfalon, etc.
Dans ce livre comme dans les autres, on ne perçoit jamais l'effort, les traces du travail. La question se pose alors, dont j'ignore s'il y a jamais répondu: Gracq écrit-il avec difficulté, remet-il son ouvrage «vingt fois sur le métier»?
Dans"
Les Eaux étroites" comme dans "
La Forme d'une ville", "
La Presqu'île" ou "
Autour des sept collines", livres si limités à un génie des lieux particulier,
Julien Gracq abat les murs du local pour toucher, par la grâce de sa langue musicale et de sa rêverie enchantée, à l'universel. Ainsi, l'Èvre, ici, «petit affluent inconnu de la Loire», devient-il les eaux. Ça résonne, ça vibre, ça voyage, ça emporte...
Faut-il s'étonner que Gracq, dans son «excursion» rêveuse et sensible, plus souvent mélancolique que joyeuse, fasse référence aux sens de l'ouïe («l'oreille, non moins que l'oeil, recueille», le trot d'un cheval, le caquètement des poules d'eau, toute cette «compagnie bruyante et joyeuse»), la vue (eaux «couleur de réglisse» et «couleur de café très dilué»), du goût (la limonade, les macres) et de l'odorat (les feuilles mortes des peupliers), mais jamais du toucher? le toucher, sens le plus évidemment érotique, n'est-il pas mis de côté par la pudeur manifeste de Gracq quand on aurait voulu lire sous sa plume la sensation produite sur les mains par le contact des avirons, des branches, de l'eau — par exemple.
Miraculeuse, encore, la façon singulière dont Gracq émaille sa promenade méditative de références historiques et artistiques (d'
Edgar Poe à Titien en passant par
Rimbaud et
Bachelard) sans jamais se révéler ni pédant ni pesant: Gracq fait de la littérature là où tout autre aurait signé un essai cultivé.
Troisième lecture, donc, des "Eaux étroites". le charme, dans son sens magique, opère comme à la première fois et ouvre sur de nouvelles découvertes, de nouvelles compréhensions; une oeuvre d'art valide se remarque à son caractère inépuisable. Je n'ai pas encore épuisé les soixante quatorze pages des "Eaux étroites".
* Nouvelles impressions du Petit-Maroc, traduit de l'espagnol par Christophe Josse, Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire, 1991.
Article paru dans "Encres de Loire", n° 43, pages 7 et 8, janvier 2008
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