Les vies
Les pays, les mondes, les êtres que je n’aurais jamais connus, il m’arrive de les regretter. Et d’autant plus que nous passons souvent à côté des hommes et des femmes qui eussent pu nous être amis.
Choisir, n’est-ce pas parfois se couper une main, se fendre le coeur ?
Se sentir jeté hors de soi, vers l’autre. Et le mouvement inverse : se retrancher. Cette oscillation continuelle, tel le flux de la mer, et son reflux. Le coeur tantôt nomade, tantôt sédentaire. Je suis de ces êtres qui attendent toujours quelqu’un — ou autre chose. Il arrive que l’on m’en fasse reproche. Mais à notre demeure ne faut-il pas laisser une porte toujours ouverte ?
Face au ciel aigre de Botzulan où, dans la consommation de l’hiver, croisent les oiseaux marins et ceux de terres, je pense à toutes mes autres vies possibles. A défaut de les vivre, rêvons-les…
J’ai rêvé d’être nomade au Maroc, barde en Irlande, sculpteur au Pérou. J’aurais aimé marquer les routes, enchanter les tourbes, graver les pierres. Loin, vite, ailleurs…
Pourtant cette vie-ci n’est-elle pas la meilleure? Regardons-la en face.
A défaut des pistes du soleil, les chemins de la mer. A défaut de l’Irlande, la Bretagne — cette république sœur. A défaut des stèles, les écrits brefs, les poèmes. Et une liberté précieuse, voire princière. Et une femme, et cinq filles, tendrement, m’accompagnent dans la ronde des jours. Et sous le vent de deux chênes, ma demeure.
Allez-vous-en, mes autres vies ! Je vous crée, je vous imagine. Peut-être un jour vous raconterai-je.
Écrire, n’est-ce pas, c’est se donner…
12-II-75
(p.90)