Parce que nous ne possédons rien
Le regard
II
Extrait 2
Le moment d’aujourd’hui. La dernière lumière
tremble dans l’air. C’est l’heure
où notre regard
rajeunit et s’embellit,
l’heure où malgré la honte figée
sur mon visage je regarde et j’échange
ma vie entière contre un regard,
absent et lointain,
le seul qui puisse me servir, et pour la seule raison
que j’aime mes deux yeux :
un regard qui n’a pas de maître.
//Claudio Rodriguez (1934 – 1999)
Sonnet
Là où j’apporte la vie j’apporte aussi le feu
de ma passion entière et sans issue.
Si l’amour a surgi, j’en ressens la blessure.
Et si je montre ma foi, je joue avec ma vie.
Je mets ma vie en jeu, je perds
et je recommence, sans ma vie, la nouvelle partie.
Déjà je l’ai perdue, je la reperds encore aujourd’hui,
je ne m’avoue pas vaincu , je m’obstine
et je joue ce qui me reste : un lambeau d’espérance.
Je joue à « toujours va ». Je maintiens mon enjeu.
Si le sort dit « jamais », mon espérance est morte.
Si le sort dit « amour », le printemps s’avance.
« Jamais » ou « amour », ma foi est grande ;
« jamais » ou « larmes », ma foi demeure forte.
//Angel González (1925 – 2008)
/Traduit de l’espagnol par Jacinto Luis Guereña
Nocturne
Vous qui avez ausculté le cœur de la nuit,
et qui dans l’insomnie tenace avez entendu
une porte se fermer, une voiture retentir au loin,
un écho vague, un léger bruit...
Aux moments de mystérieux silence,
quand les oubliés surgissent de leur prison,
à l’heures des mort, à l’heure du repos,
vous lirez mes vers d’amertume imprégnés ! ...
Comme en un vase en eux je verse la douleur
de lointains souvenirs et de malheurs funestes
ainsi que la triste nostalgie de mon âme, ivre de fleurs ;
j’y déverse le deuil de mon cœur par les fêtes attristé.
Et le regret de ne pas être ce que j’aurais pu,
j’évoque la perte du royaume qui m’était destiné,
le songe qu’est ma vie depuis que je suis né,
ah ! penser que j’aurais pu ne pas naître !...
J’évoque cela dans le profond silence
où la nuit enveloppe l’illusion d’être sur terre,
je sens les échos du cœur du monde
forer mon cœur le laissant profondément ému.
//Rubén Darío (1867 – 1916)
/Traduit de l’espagnol par Jacinto-Luis Guereña
J’aimerais, ce soir…
J’aimerais, ce soir, ne pas haïr
ne pas charger mon front de nuages sombres.
Je voudrais que mon regard fût plus clair
et pouvoir le poser, calme, sur le lointain...
Il doit être si beau de pouvoir dire :
« Je crois à ce qui existe et même à ce qui peut-être n’existe pas
aux choses qui peuvent me sauver, même si j’ignore leur nom :
je connais le fruit doré de la joie. »
Ce soir, j’aimerais ne pas haïr,
me sentir léger, chantant, être le vent qui berce les épis.
Je regarde au couchant : vers la nuit s’attardent les chemins,
ces chemins qui offrent leur fatigue à la nuit,
s’enfoncent dans l’ombre pour rêver en son noir mensonge.
//José Hierro (1922 – 2002)
Anniversaire d’amour
Comment serai-je
quand je ne serai plus ?
Quand le temps
aura modifié ma structure,
et que mon corps sera un autre corps,
mon sang un autre sang,
autres mes yeux, autre ma chevelure.
Je penserai peut-être à toi.
Et mes corps successifs, sûrement,
‒ me prolongeant, vivant, vers la mort –
passeront de main en main,
de cœur en cœur,
de chair en chair,
la réalité mystérieuse qui décide
de ma tristesse quand tu t’éloignes
et qui m’obliges, aveuglément, à te chercher,
et qui, malgré moi, me ramène
près de toi.
C’est ce qu’on appelle l’amour, en somme.
Mes yeux
‒ ce ne seront plus mes yeux de vie
mais qu’importe –
où que tu ailles ils te suivront,
mes yeux fidèles.
//Angel González (1925 - 2008)
//Traduit de l’espagnol par Jacinto Luis Guereña