Huysmans au 21ème siècle : tel pourrait être le sous-titre du livre de
Michel Houellebecq. L'auteur d'A rebours, figure du décadentisme, se retrouverait probablement, en partie du moins, dans le personnage principal de
Soumission, François, un universitaire renommé spécialiste de Huysmans, justement. Remarquable intellectuel, François semble mener une vie morne, guère excitée par les relations ponctuelles qu'il entretient avec ses étudiantes, et vide de tout amour véritable. C'est à la faveur d'un bouleversement politique majeur que la vie de François connaît une rupture fondamentale. Fable politique très intéressante par l'analyse qu'elle porte,
Soumission est le récit d'une fin et d'un renouveau : la fin du matérialisme athée occidental et le renouveau du spirituel. le roman, publié en 2015, fait évidemment réfléchir et porte un éclairage intéressant sur des problématiques extrêmement contemporaines
On aurait tendance à penser, naturellement, que la grande nouveauté proposée par ce livre réside précisément dans son prétexte narratif. A l'occasion des élections présidentielles 2022, après deux mandats désastreux de
François Hollande, le candidat Mohammed Ben Abbes, leader du nouveau parti La Fraternité musulmane, devient président de la République après un duel avec
Marine le Pen. La France devient alors une république islamique. L'habileté de la fable politique de
Houellebecq provient de là : en introduisant la Fraternité musulmane comme parti crédible,
Michel Houellebecq imaginait le bouleversement du clivage traditionnel entre la gauche et la droite. Ce qui découle de l'élection de Ben Abbes, c'est donc l'islamisation non pas tant de la politique, qui répond aux habituels jeux d'alliance et d'opposition, mais surtout de la culture et des institutions. En bref,
Houellebecq imagine un bouleversement civilisationnel, lequel impacte non seulement la France, mais aussi l'Europe, qui s'ouvre alors aux rives méridionale et orientale de la Méditerranée. Évidemment, d'un point de vue purement sociétal et politique,
Houellebecq oublie - volontairement, sans doute - les grandes aspirations qui parcourent la société actuelle et y suscite le débat : évoquons simplement l'écologie et le féminisme. On objectera alors que l'auteur est romancier, et non analyste politique. Cela étant, les lignes concernant les lignes de fracture entre la droite traditionnelle - ex RPR et UMP, aujourd'hui Les Républicains - et l'extrême-droite, ou entre les fractions de la gauche - la gauche laïque et la gauche anti-raciste - sont d'une remarquable concision et acuité politique. La Fraternité musulmane ne parvient pas au pouvoir car elle est politiquement dominante ; elle y parvient, en profitant du jeu politique traditionnel et des dynamiques de pouvoir qu'aujourd'hui encore, on pourrait observer (ainsi le rapprochement, salué ou renié, d'une partie des Républicains avec le RN, dont la force politique croissante menace, en réalité, l'existence du grand parti traditionnel de droite). On le voit bien : la fable politique est un prétexte pour interroger les valeurs de notre monde contemporain.
Dans cette optique, François est un personnage pratique. Sans conviction politique ou religieuse, il est le spécialiste d'un écrivain qui jugeait déjà très sévèrement son époque. François est aussi le symbole d'une déchéance occidentale, d'abord physique (il n'a que des rapports sexuels tarifés, ou alors il profite de son ascendance sociale et psychologique pour parvenir au coït ; de plus, il est alcoolique), puis morale (il rejette la famille, lui-même ne s'occupe pas de ses parents qui, à intervalle rapproché, décèdent ; il se tient en dehors de tout engagement, même lorsque celui-ci semble s'offrir à lui, comme avec Myriam, avant qu'elle ne quitte le pays avec ses parents pour émigrer en Israël). A travers François,
Houellebecq dessine la fin de l'homme occidental ou, de ce que l'on a appelé dans une certaine presse, du mâle blanc occidental hétérosexuel. Au contraire de Des Esseintes, François n'a pas créé de bulle artistique élitiste, comme une protection procurée par le génie humain, mais il est porté par des dérives personnelles ; là où Des Esseintes rejette le déclin du monde, François, lui, l'observe et plonge au milieu de ses semblables.
La victoire de la Fraternité musulmane, ainsi que le parcours hasardeux de François, semble bien confirmer la défaite du matérialisme athée du monde occidental. Celui-ci a échoué. Après la mort de Dieu, proclamée par
Nietzsche, le pacte socio-consumériste reposait sur la capacité de la société à toujours s'enrichir, à toujours produire davantage. La crise économique capitaliste, durable depuis la fin du 20ème siècle ou du début du 21ème siècle, révèle aux Occidentaux la perte de sens de leur société. La vacuité spirituelle, un temps remplie par les promesses d'une abondance matérialiste qui se réalisaient, apparaît avec cruauté à ceux qui sont laissés pour compte. La victoire de la Fraternité musulmane, et à travers elle de l'islam, démontre donc l'échec du modèle américano-européen en même temps que celui de l'Église. Pour Rediger, dont l'ascension sociale et politique se justifie par sa proximité idéologique avec les nouveaux maîtres du pouvoir politique français, les origines de cette victoire sont à rechercher dans l'islam même : une religion qui accepte le monde tel qu'il est et le déclare parfait, une religion dans laquelle les hommes se soumettent avec reconnaissance à leur Dieu, une religion qui offre un message plus simple que les discours parfois alambiqués des exégètes bibliques.
Si
Soumission n'est certes pas le meilleur roman de
Michel Houellebecq - on regrette les lignes de description d'actes sexuels, très crues et, à vrai dire, sans grand intérêt -, il a pour autant le mérite d'interroger des thèmes fondamentaux dans nos sociétés actuelles : la place de la religion et de la spiritualité, la définition de l'identité nationale. Alors que le spirituel semblait avoir cédé la place aux aspirations matérialistes, le regain d'attraction pour la chose religieuse décrit en réalité le grand malaise des sociétés occidentales. A rebours, justement, des aspirations sociales féminines, le roman de
Houellebecq décrit aussi un retour au patriarcat, comme si la quête d'indépendance des femmes tout au long du 20ème siècle avait signifié, à travers la fin d'un modèle social et sociétal, la fin d'un modèle civilisationnel. Si la
soumission du titre est celle des hommes à Dieu, elle est aussi celle des femmes aux hommes. En un sens,
Soumission échoue à être un roman complet, synthèse de son époque entre les aspirations religieuses, écologiques, politiques, culturelles et sociales de tous les citoyens. Gageons cependant que c'est là la liberté de l'auteur.
Michel Houellebecq n'est pas devin. Il est romancier.