Avec celle d'autres poètes, à chaque fois que je reviens vers l'oeuvre de
Jacques Dupin, elle suscite toujours autant ma curiosité.
Dans les nombreuses parties qui composent
Dehors, le poète expérimente de multiples formes d'écriture (textes en prose, quatrain, poèmes de structure libre ou en un seul vers, etc.).
Mais le plus intéressant chez
Jacques Dupin, une constante dans son oeuvre, c'est ce qui sous-tend son écriture, ce qui la structure. Dans ses poèmes, ce qui est dit n'est jamais rapporté à une origine précise, à une situation ou à un sujet déterminé. L'esquisse d'un lieu, d'un paysage, d'une présence, reste en l'état, comme suspendu. Ainsi, dans ce texte :
« Corps décapité d'un seul
l'humus, l'ondée, les feuilles,
l'éclaircie,
d'autres sentes, la forêt,
des feuilles obscures jetées
contre une épaule,
la lumière...
Qu'il se dresse, un corps sans limites,
même le sien, sa déchirure
ravaudée,
l'air siffle
entre ses genoux,
l'écart faiblit, le souffle
tant qu'il traversera ma main...
quelques mots désaccordés
pour mourir » *
La phrase est comme une mise en relation de diverses choses vagues, à peine construites, divergentes, nébuleuses. Elle n'a pas d'ancrage, pas de référence stable, de sujet identifiable, qui soit celui d'un monde reconnaissable. Tout paraît déconstruit, laissé là, à l'abandon.
Dans la poésie de Dupin, il n'y a pas la logique de l'identité, de la subjectivité, de l'ici comme centre de tout. Tout le travail d'écriture se déplace, se met en
dehors de la pensée agissante. L'ailleurs de l'écriture, ne se confond pas avec ce qu'elle montre, avec ce qu'elle désigne ou signifie.
Chez
Jacques Dupin, la poésie ne semble pouvoir exister que par le double mouvement de la destruction et la (re)création de la parole. Il apparaît comme sa condition. La poésie, pour exister, a besoin d'un vide, d'une vacuité. L'indéterminé, l'incohérence, l'informel sont chez
Jacques Dupin des puissances vitales, créatrices du poème. Souvent dans ses textes, on trouve des nuances qui agissent comme des forces contraires, alliant la douceur et l'âpreté au creux des choses :
« chaque infime tassement de vertèbres
t'illumine
ni affres ni pullulement ta pensée
une macération de signes
dans l'oubli la chaux
puisqu'en la respirant
je t'opprime
comme en amour on quitte
une illusion
de territoire
l'intégrité d'un arôme
ingénu
et mutilant »
La poésie de
Jacques Dupin a quelque chose en soi qui interroge, qui déconcerte. Elle ne répond pas aux questions, elle ne prétend à rien, elle ne fait que déposer la matière brute des choses, d'une présence, les multiplier, les déplacer, à l'écart de notre subjectivité, de notre rapport au monde et à la langue.
Ce déplacement à l'écart de notre subjectivité est une force créatrice qui nous rappelle que le langage est d'ici, mais aussi d'ailleurs, qu'il est au-dedans de nous mais aussi tout à l'écart, fascinant.
« Il n'y a pas de fin, tout peut reprendre, s'écrire, s'enchaîner : le cri, le calme, le
dehors... »
.