On ne peut pas dire que cette étude soit passionnante, mais elle le sera déjà davantage que toutes les études linguistiques et littéraires que les plus veinards d'entre nous ont pu suivre au lycée. Y a du grade en même temps : Jakobson l'ultra-linguiste et
Lévi-Strauss le super-ethno se passionnent sur dix-huit pages pour le poème « Les chats » de
Charles Baudelaire :
« Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. »
On s'attend à une étude qui décoiffe, comme l'explique
Lévi-Strauss dans la préface :
« Si un linguiste et un ethnologue ont jugé bon d'unir leurs efforts pour tâcher de comprendre de quoi était fait un sonnet de
Baudelaire, c'est qu'ils s'étaient trouvés indépendamment confrontés à des problèmes complémentaires. Dans les
oeuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l'analogie est frappante avec celles que l'analyse des mythes révèle à l'ethnologue. de son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des
oeuvres d'art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques. Se pourrait-il que les deux problèmes n'en fissent qu'un ? »
Malheureusement, le côté linguistique écrase fortement le côté mythique. On sera ravi de découvrir toutes les subtilités du rythme, des rimes et de la composition géométrique de la métrique, mais l'analyse mythique est un peu faiblarde, et nous rappellera ce qu'on savait déjà à propos de
Baudelaire : androgyne, solitaire et spirituel, même les chats en témoignent, dans le prolongement de sa personne. Enfin, bon, rendons à César ce qui lui appartient : j'aurais bien été incapable pour ma part de fournir une étude de dix-huit pages aussi pointue et détaillée que celle-ci. Ceux qui sauront apprécier apprécieront.