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Critique de Charybde2


Une prose poétique rare et incisive pour conjurer en beauté la peur qui tétanise face à ce que les feux du capitalisme nous réservent désormais.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/20/note-de-lecture-le-capital-cest-ta-vie-hugues-jallon/

La peur. La peur ultime. La peur fondamentale, qui se terre sous toutes les autres, en quelque sorte. Un beau jour, il en devient presque secondaire, le tissu d'effroi distillé tous azimuts par notre environnement orienté (qu'il cherche le shock & awe qui paralyserait tout esprit de résistance – comme le théorisaient les militaires américains des années 1985, avant tout le monde – ou qu'il favorise le besoin de refuge et de cocon – comme le montrait précocement le regretté Bernard Stiegler, et comme le développe, entre autres fils conducteurs, l'Alain Damasio des « Furtifs »), ce tissu d'effroi précisément qu'Hugues Jallon creusait en 2007 dans nos chairs et nos âmes (« Zone de combat »). Alors, les expérimentations de développement personnel généralisé et de création d'atmosphère pour cadres dirigeants et moins dirigeants (« le début de quelque chose », 2011) sont devenues moins efficaces, la propagande insidieuse ou plus directe a échoué pour des raisons pas toutes parfaitement connues (« La conquête des coeurs et des esprits », 2015), les échappées hors de la toujours plus glaçante vie matérielle semblent toujours plus impossibles (« Hélène ou le soulèvement », 2019). Alors survient la peur fondamentale (un Jean-Yves Jouannais aurait pu la nommer MOAF, Mother of All Fears), qui n'est pas, contre toutes attentes désormais, celle de l'effondrement écologique et climatique, mais bien celle provoquée par son véritable vecteur sous-jacent : la peur brute, physique, face à un capitalisme mondialisé triomphant – qui perdra, certes, mais pas sans être allé au bout de ses implications logiques les plus mortifères.

Theodore Levitt et Gary Becker, Jacob Mincer et Friedrich Hayek, Herbert Simon et Victor Gruen, Ludwig von Mises et Walter Lippmann, et pas mal d'autres encore : comme dans « Les effondrés » de Mathieu Larnaudie, qui saisissait comme personne d'autre le sens du « moment » de la crise des subprimes, les protagonistes qui habitent les interstices du texte sont inhabituels, personnages hautement significatifs qui se dérobent le plus souvent à l'analyse savante et davantage encore à la mise en scène culturelle, à de rares exceptions près. D'un colloque fort savant inventant le mot « néo-libéralisme » en 1938 aux réflexions très déterminées des anticommunistes du Mont-Pèlerin, il n'y a nul besoin de recours à un complotisme de mauvais aloi, face à une convergence d'intérêts objectifs qui sauront, contre vents et marées, « consolider les fondements de la constitution microéconomique du monde » – libérer des agents suivant (presque) toujours leurs intérêts bien compris (à court terme) -, et enfin faire régner « le monde où chacun devra et pourra conduire sa vie comme un capital, en individu enfin libre et responsable » : un monde où il est donc parfaitement cohérent que Kim Kardashian devienne une icône centrale et presque terminale.

Loin de la richesse en surplomb, en entre-soi et en foi du charbonnier du récent « Les solastalgiques » de Martin Hirsch (dont on vous parlera néanmoins prochainement sur ce blog), « le capital, c'est ta vie » sait à merveille manipuler une forme de recensement systémique qui, pour prendre l'apparence d'un flux de conscience ou d'un fil de la plume, n'en parvient pas moins à agencer subtilement, directement ou indirectement, métaphoriquement ou analytiquement selon les besoins, aussi bien le terrier de Franz Kafka que le tunnel de William H. Gass, les ronds-points de Julien Campredon que les univers de poche (où il faudrait détordre la consommation) de Philippe Annocque, les chocs entre matérialisme repensé et tentation religieuse d'Hélène Ling que les camisoles chimiques intériorisées de Christophe Esnault. C'est qu'Hugues Jallon, depuis l'origine même, depuis son « La base » de 2004, loin des essais déguisés de trop d'impétrants se piquant de compréhension du monde contemporain, réalise intimement qu'au-delà d'une certaine température, de fusion ou de sublimation, les accidents font structure, et que, contrairement à une vulgate ordo-libérale davantage issue de la moelle épinière que du cerveau, comprendre, ce n'est pas déjà excuser – mais bien plutôt la condition de l'action face au mélange de tétanie et de résignation qui est à l'oeuvre. Cette écriture poétique rigoureuse et si magnifiquement documentée est là, une fois de plus, pour nous en convaincre.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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