Et puis un jour, alors même que, depuis plusieurs décennies déjà, la chute de ce que l’on avait désigné sous le nom de bloc communiste, autrement dit de la seule opposition prétendue au modèle dont ils étaient les garants, de la seule alternative possible ou, en tout cas, de ce que l’on avait fait passer pour telle (parce qu’il faut bien – de cela certains penseurs d’alors avaient entériné l’idée – un ennemi pour justifier un état de guerre, quand bien même non déclarée, quand bien même dite froide) le temps d’un règne lapidaire, manqué, destructeur (ils dirent : barbare), soixante-dix années à peine au cours desquelles (comme si, depuis le début ou presque, il n’avait été, ce règne, que la macabre répétition du processus de son deuil amorcé) toutes les promesses dont la révolution qui l’avait institué s’était réclamée avaient été une à une, inéluctablement, annihilées par la révélation pathétique de leur inadéquation à l’existence concrète des hommes et de leurs communautés ; alors que cette chute, donc, avait précipité l’avènement de l’ordre qui était le leur, qui était celui de leur camp, de leur manière de façonner le monde, nécessairement bonne parce que seule conforme à ce qu’ils appelaient la réalité et qui était, ainsi, devenu le signe de leur victoire, du couronnement final de cet ordre désormais invincible et unique ; alors que, dans le même temps, ceux-là qui avaient mené cette guerre et avaient triomphé avaient décrété que le démantèlement définitif de leur adversaire, cette fois, en mettant à bas le péril majeur qui les avait menacés, en vainquant les principaux motifs de fourvoiement des esprits, en ravalant désormais au titre de péripéties nécessaires les obscurs soubresauts venant, comme de simples rappels du hasard et du chaos dont nous sommes tous issus, secouer, le temps d’une discorde vite résorbée, le cours ordinaire du monde immuablement apaisé, avait marqué la fin de toute guerre qui vaille, de tout conflit d’importance ayant pouvoir de se hisser à la hauteur de ce grand récit maintenant passé, relégué, frappé d’obsolescence, qu’ils continueraient d’appeler l’Histoire, et que pour cette raison même leur ordre serait, à jamais, le nôtre et celui de tous, et que ne pas le reconnaître comme un état de fait, comme la marche indépassable et naturelle (indépassable parce que naturelle) des choses ne pourrait plus relever que de la nostalgie morbide, incorrigible, portée vers le lyrisme absurde et déraisonnable d’utopies sanguinaires heureusement enfoncées ; alors que les triomphateurs, ceux qui menaient cet ordre (ce système, avaient-ils pris coutume de le nommer, c’est-à-dire ce fonctionnement autonomisé, libre, qui était le Bien même, puisqu’il avait surpassé – survécu à – toutes les négations qui s’étaient dressées contre lui, qu’il avait su de lui-même, selon sa force et sa vertu propres, abattre tout ce qui prétendait en différer) et se plaisaient, dès lors, à se revendiquer en tant qu’héritiers directs et zélés d’autres vainqueurs, leurs semblables, leur famille spirituelle pensaient-ils (aimaient-ils à penser), des hommes et des femmes nombreux, plus ou moins illustres, plus ou moins discernables, dont les costumes et les robes, les mines sévères, hilares ou graves, photographiés sur le parvis de palaces, de grands hôtels particuliers ou de châteaux, dans les huis clos solennels de bureaux armoriés, détachés sur des fonds ornés d’or, de volutes peintes ou de motifs tapissés, de bannières diversement colorées ou étoilées, de logos designés, signifiaient aux yeux de leur descendance élective l’auguste privilège des lois économiques insubmersibles et des raisons d’Etat qui les coordonnent et les autorisent, qui érigés en panthéon diffus habitaient les mémoires, les nôtres aussi bien, les triomphateurs reconnaissants, donc, se félicitaient de concert d’avoir su échapper à (débarrasser la planète de) ce fléau nommé “idéologie” (ainsi avaient-ils désormais pris l’habitude d’appeler leur ennemi, ce mirage évaporé, disaient-ils, ce véhicule de tous les dangers, de toutes les folies), se louaient d’avoir été face à l’idéologie les bras armés du réel, d’avoir accompli et pour ainsi dire refermé l’Histoire, de l’avoir portée à son point d’aboutissement et, partant, de perfection, d’avoir permis l’advenue de toutes les fins et de se faire les gardiens de cet achèvement ; alors même, enfin, que ces temps bénis d’après les vicissitudes du temps s’étaient ouverts devant eux, devant nous, conditions inaltérables du seul monde futur possible, soudain, tout s’est effondré : tout ce en quoi ils avaient fait profession de croire, ou plutôt dont ils avaient fait profession d’exploiter, de justifier et de propager partout, au travers du monde unifié par elle et par ses effets, la croyance tandis qu’eux-mêmes, probablement, de cette croyance, profondément, n’avaient cure, réduite au simple culte d’une déité magnanime et sans exigences sacrificielles, sans loi ni revendications, qu’ils appelaient tour à tour la confiance ou le marché, tout occupés qu’ils étaient, plutôt qu’à croire, à tirer les dividendes de cette étrange foi devenue injonction, devenue horizon providentiel, et non qu’elle fût, cette croyance, à leurs yeux et dans l’usage qu’ils en faisaient bonne uniquement pour les autres, et pareille en cela à un appât lancé à la meute indistincte du peuple, un simple os à ronger, ou un leurre modelé pour faire diversion pendant qu’ils se réservaient l’apanage de diriger la marche effective des choses, pendant qu’ils s’enrichissaient, non plus qu’elle ne fût pas, en tant que seule efficace, par eux parfaitement partagée, intériorisée, vécue intégralement dans leur âme et conscience, mais bien plutôt qu’elle les libérât précisément du souci d’en rendre compte et de l’interroger, d’en discuter les raisons, les fondements, les us et les principes, et que dès lors leur cynisme ne résidât plus que dans cette acceptation inconditionnelle, absolue et favorable à leurs bénéfices ; toute la prospère et inaltérable stabilité sur laquelle ils avaient compté parce qu’ils n’avaient seulement pas envisagé qu’elle pût n’être pas indéfectible ; tout ce qui avait structuré leur bonne foi et ses logiques impérieuses, autrement dit sa magie, ses mots d’ordre bien connus, répétés à longueur de discours, collant à l’air du temps, aux flux ininterrompus des capitaux et des marchandises (puis des capitaux, sans même qu’il y eût plus besoin de quelconques marchandises pour en supporter ni en légitimer la circulation), au langage qui les colportent et les renforcent, articulations incantatoires et obligées de toute parole publique réputée respectable (ils disaient : réaliste), le profit, le libre-échange, l’investissement, le crédit, la croissance, des mots comme des sésames, des talismans, irréfutables, rhétorique une et incontestable s’imposant, par son autorité douce, par sa sempiternelle, obsessionnelle reprise, comme base et critère de la validité de tout propos ; toute cette scolastique de l’inéluctable (ils disaient : de la modernisation), cette invocation de l’accroissement du capital par tous les moyens disponibles, le dogme qui les accompagnait et les inconséquences qui les soutenaient ; tout ce qui avait fonctionné, ou semblé fonctionner par la grâce d’un acte de foi continu, sans cesse renouvelé, sur la seule force motrice d’un sentiment diffus, de la crédulité, de la très sainte confiance comme d’un pari, et qui avait œuvré à son mouvement plan, régulier, universel, son mouvement sans mouvements, à son déploiement globalisé, partout identique, tout ce qui s’était instauré pour faire définitivement monde dans le temps laissé vacant par la synthèse achevée des convulsions et des luttes, tout cela avait volé en éclats, sous la puissance de son propre délitement et de la brusque proclamation panique de son inanité première avait implosé : la fin de l’Histoire était finie, et l’on vit une main, portant à l’annulaire une alliance en or, au poignet une montre de fabrication suisse, se poser sur un miroir pour en balayer la pellicule opaque déposée par la condensation, au-dessus des lavabos, dans les chiottes du London Stock Exchange, et y faire apparaître une face blafarde, à la fois pouponne et défaite, juvénile et déconfite, aux joues rondes, au menton pendant, aux pommettes gonflées, aux orbites enfoncées dans une crevasse profonde, sombre, forée par la peur, l’état d’alarme et la fatigue, et qui, de se rencontrer soudainement dans ce reflet, interdite, de se voir ainsi, se fixait elle-même avec une insistance désarmée ; l’on vit au même instant, à quelques rues de là seulement, au quatorzième étage d’un building de la City, regardant défiler, s’intervertir, se corriger les colonnes de chiffres actualisées en temps réel, se digitaliser les fluctuations des valeurs sur lesquelles il avait décidé, parce que sa compétence l’y inclinait, parce que l’analyse technique qu’il avait menée, parce que les renseignements dont il disposait, parce que son intime conviction l’y incitaient, de porter la part du fonds d’investissement dont sa profession consistait à garantir le rendement, puis se renversant en arrière sur son fauteuil pour jeter un œil sur le grand cadre lumineux de la télévision, appliqué contre un mur de son bureau – entre une porte capitonnée et le pan d’une lourde bibliothèque de bois sombre supportant les trophées et les médailles glanés dans diverses compétitions sportives, la photographie des rangs, étagés sur trois niveaux pyramidaux, de la promotion d’une grande école anglaise, le portrait d’une femme, celui d’un enfant, et un choix restreint d’ouvrages juridiques, d’actualité et de référence – et branché sur Bloomberg, pour y voir se confirmer les tendances dont il constatait les effets sur son poste, pour vérifier, donc, d’un plan numérique à l’autre, la concordance des informations, par elles la seule validation possible de la réalité, un jeune homme vêtu d’un pantalon de flanelle grise et d’une chemise pâle,
Il fallait, autrement dit, un bouc émissaire, ne serait-ce que pour accréditer l’idée – ou devrait-on dire la thèse, entonnée par le tribun à talonnettes reconverti en moraliste de pupitre et par ses semblables désemparés (comme si cette pauvre, simplette rhétorique de gendarme suivant quoi le monde (la société) se partagerait entre ivraie et bon grain, racailles et citoyens méritants, eût été la seule dont ils disposaient pour interpréter un phénomène, quel qu’il soit), selon laquelle ce qu’ils appelaient la « crise » ne résidait pas tant en un bouleversement systémique dû à un dévoilement criminel d’un bien commun provoqué par des comportements irresponsables, imbéciles et délictueux, par les agissements illicites et les instincts pervers de quelques individus sans morale ni vergogne, et n’était donc pas un problème politique ni même économique mais bien le fait d’une clique de voyous, de délinquants à la moralité impropre, débile, déviante, et qu’il suffisait effectivement de trancher dans le vif du corps social vicié, de l’assainir, le nettoyer, d’en extirper les mauvais sujets, de les exclure et de les punir, les mettre hors d’état de nuire (de les exposer, surtout, au vu et au su de la communauté) pour que les choses s’apaisent et se normalisent (ils disaient : que l’on retrouve la confiance), pour que la main invisible du marché pût reprendre ses bonnes œuvres autorégulatrices et par essence prospères (ils disaient : que la reprise soit là), pour qu’impunément le processus reparte, renoue avec soi-même, à l’identique ou presque, qu’il ravale ses hoquets, s’accommode et intègre ses contradictions vite surpassées...