Reléguer Damien dans la liasse des récits maritimes à oublier, c'est comme passer à côter d'un plat savoureux juste parce qu'il ne figurait pas aux étoiles du guide rouge (et encore : Damien est désormais considéré comme un classique du genre).
On excusera les petites glissades post rousseauïstes typiques de l'époque, on retiendra surtout une patte littéraire assez rare dans la catégorie : la narration n'est pas forcément chronologique, certaines étapes se calfeutrent au beau milieu d'une conversation (les Etats Unis racontés au cours d'un séjour trop long, selon l'auteur, dans les Antilles) d'autres surgissent à contretemps en pleine tempête à multi-chavirages ( un séjour en prison chilienne s'invite dans le vaste espace carcéral de l'océan austral en colère).
Et puis surtout, Damien, c'est l'audace d'une vision maritime s'écartant des ignobles coffres-forts qui faisaient office de voilier de voyage dans ces années-là - et le demeurent trop souvent de nos jours, car l'llusion de
Moitessier persiste dans bien des cervelles. Damien, un plan léger en bois moulé (10 m et 5 tonnes), qui planait au portant, avalait les milles à toutes les allures, sans se traîner dans les calmes. Certes, il y eut des chavirages, mais Joshua aussi, avait sanci, malgré les tonnes et la longueur à la flottaison. Certes, Joshua était confortable, mais le confort, c'était un truc de bourgeois qui trahissait les origines du plus grand égoïste altruiste de tous les marins. Et faire de ce dernier le guide spirituel de Kersauson, voilà qui ferait hurler (de rire) le vicomte, lequel ne se reconnaît qu'un maître :
Tabarly. D'ailleurs, que doit-on à
Moitessier lorsque l'on monte à bord d'un voilier ? Peut-être quelques propos ésotéricologiques ronflants pour faire son intéressant... Que doit-on à
Tabarly au même instant ? Un sacré paquet d'accastillage et de solutions architecturales, ainsi que de nombreux marins pas manchots (Poupon, Lamazou, le Cam, Desjoyeaux...).
Lisez Damien, vous aurez une idée de tous les océans du monde (le périple s'étend bien au-delà du Spitzberg et de la Terre de Feu) ; lisez
La longue route, vous aurez une idée de
Bernard Moitessier.