°°° Rentrée littéraire 2019 # 12 °°°
Tayari Jones est une auteure américaine. Noire. Ses personnages, les mariés du titre, Roy et Celestial sont noirs, mais elle a choisi de ne pas leur faire porter leur couleur en étendard pour un propos universel – comme le suggère le titre.
« La race, c'est essentiel pour définir un individu d'un point de vue politique et social. Mais en même temps, c'est un critère vide, qui n'a pas davantage de sens que le sexe ou la couleur des yeux : la race ne dit rien de la personne que vous avez en face de vous. J'écris sur la communauté noire américaine mais je me sens très exactement comme un écrivain russe qui écrit sur les Russes : ce qui compte vraiment, c'est qu'ils sont des êtres humains, et que, partageant la même expérience humaine, le lecteur se sente lié à eux. »
Ces mots sont de la grande
Toni Morrison. Nul doute que
Tayari Jones se place ( modestement ) dans ses pas. Celestial et Roy sont traités comme des êtres humains au-delà de leur couleur de peau. Ce qui rend tout le propos du roman extrêmement subtil, surtout lorsqu'il s'agit de traiter du racisme et des discriminations qui frappent la communauté afro-américaine.
Roy est condamné à tort pour un viol. Il était juste au mauvais endroit, à la mauvaise heure, avec la mauvaise couleur de peau aux yeux d'un jury judiciaire qui n'avait pas la même. Plutôt que de s'attarder sur les procès qui le condamnent,
Tayari Jones choisit de carrément les zapper dans un art de l'ellipse remarquable. Cela a déconcerté et déçu pas mal de lecteurs au vu des retours de lecture sur Babelio, pas moi.
Au contraire, elle préfère resserrer son action sur le vécu de Roy et Celestial, ainsi que les conséquences sur leur couple de très jeunes mariés. C'est à travers leur correspondance épistolaire qu'on découvre toute l'injustice du système judiciaro – carcéral américain. Cette plongée dans l'intimité du couple permet de comprendre sa colonne vertébrale et son délitement progressif. Ces lettres sont sans doute les moments les plus réussis, les plus forts du roman.
Car ce qui intéresse
Tayari Jones, c'est avant tout de décortiquer les ressorts d'un couple dans la tourmente, quel que soit sa couleur de peau. Elle le fait avec une acuité folle et beaucoup de classe, explorant tous ses ressorts, les interrogeant avec intelligence ( loyauté, trahison, accomplissement personnel, sens du sacrifice, culpabilité, rapports de force ). Personne ne se trompe, ni Celestial, ni Roy, ni Andre ( le nouveau compagnon de Celestial ), tous sont blessés et tous se racontent dans ce roman choral à trois voix.
Et pourtant, ce ne sont pas des personnages particulièrement aimables, ils sont plein de défauts ce qui les rend très intéressants, complexes et profondément humains. C'est d'autant plus fort de parvenir à rendre leur histoire aussi déchirante. Mais le personnage qui m'a le plus saisie est le père de Roy. Il est magnifique dans sa dignité à soutenir et aimer plus que tout ce fils qui n'était même pas le sien au départ, ce fils qui a cru avec arrogance au rêve américain comme une revanche pour s'extraire de la pauvreté de sa famille et qui s'est fait broyé. Il est bouleversant lorsqu'il parle de son mariage américain à lui qui a tout surmonté, né à une époque où la ségrégation frappait encore. Concernant la thématique de la filiation, juste pas emballée par l'épisode fortuit de chez fortuit qui concerne le père biologique de Roy, pas nécessaire et pas à la hauteur de la subtilité du roman.
J'ai dévoré ce remarquable roman, complètement happée dès les premières pages par ce thriller de l'intime où se joue le devenir d'un couple dans ce qu'il a de plus banal et de plus singulier.
Lu dans le cadre du jury Grand Prix des Lectrices Elle 2020 ( n°2 )