Masse Critique m'a fait parvenir cet épais roman historique, en échange d'un compte-rendu de lecture. "
De sang et d'encre" est le titre français de l'original américain multi-primé "The Weight of Ink", ou, le poids de l'encre. Dans la postface, la romancière cite cette question posée à
Virginia Woolf : que se serait-il passé si
Shakespeare avait eu une soeur ? Réponse : "Elle mourut jeune ... hélas elle n'écrivit pas une ligne". Tout le travail énorme de documentation et d'étude, d'écriture et de création, de
Rachel Kadish se place sous le signe du féminisme militant.
Le roman met en scène deux époques : l'Angleterre des années 2000, où des universitaires découvrent un fond documentaire de
correspondance datant du XVII°s ; dans la seconde époque, nous sommes transportés à
Londres à la fin du règne de Cromwell, où les Juifs sont à nouveau autorisés à résider. Les chercheurs contemporains reconstituent à tâtons la personnalité et le milieu de l'épistolière juive du XVII°, tandis que, dans d'autres chapitres, en alternance, le lecteur a un accès direct à l'héroïne, par narration omnisciente ou citation de textes. Autrement dit, nous savons déjà ou nous apprenons plus loin ce qu'ignorent et recherchent les historiens. L'effet de répétition est constant, et la romancière tente en vain de le faire oublier en racontant, à grand renfort de détails, tout le passé de ses personnages et toute l'histoire des rivalités universitaires, coucheries, coups bas etc ... qui font la trame de leur vie. C'est du remplissage.
Malgré les recherches approfondies de
Rachel Kadish, les parties consacrées à la communauté juive anglaise de 1660 sont superficielles, décevantes et truffées d'anachronismes de langue et de pensée. C'est très inférieur à
Un Homme Obscur de
Marguerite Yourcenar, ou à
L'Oeuvre au Noir : mais
Marguerite Yourcenar avait une profonde culture, une culture assimilée, et trop de probité pour tomber dans l'anachronisme. L'héroïne de
Rachel Kadish, Ester Velasquez, dont la grand-mère a fauté avec
Shakespeare (il est donc son grand-père caché), vient d'une famille juive iberique ayant fui l'Inquisition portugaise jusqu'en Hollande, puis à
Londres. Ester, de l'aveu de son rabbin, est égale ou supérieure intellectuellement au jeune
Spinoza, dont il a été aussi le professeur. Mais elle est une femme, les voies du savoir lui sont barrées et
elle se débrouille comme elle peut pour accomplir son destin intellectuel de philosophe athée et moderniste. Elle écrit d'ailleurs à
Spinoza, justement, mais aussi à Hobbes, et à d'autres grands esprits.
Rachel Kadish a choisi une des époques et un des milieux les plus intéressants de l'histoire juive : celui de ces Juifs ayant eu accès au savoir chrétien au Portugal, mais soumis à l'Inquisition et aux lois raciales. En émigrant à Amsterdam ou à
Londres et en revenant au judaïsme, ils deviennent des personnalités hors du commun, à la culture mêlée.
Spinoza, Uriel da Costa et d'autres sont issus de leurs rangs, de ce mélange forcé et improbable entre deux cultures d'où nait la modernité. Mais
Rachel Kadish échoue totalement à rendre la foi et la piété juives, qui permettraient de mieux comprendre la révolte des fils des martyrs, et celle de son indomptable héroïne. La romancière a du judaïsme une perception déficiente, comme on le voit à son personnage Aharon Lévy : ce n'est pour elle qu'un ensemble de règles sans âme. Là encore, c'est très inférieur aux romans d'un autre "libéral",
Chaïm Potok. D'autre part, elle avoue ses difficultés à saisir la pensée de
Spinoza et des autres, pensée née du rejet de l'orthodoxie juive pour laquelle les parents ont souffert et subi le martyre. A ce compte-là, il vaut mieux lire "
Au commencement", "
L'élu" ou "
La promesse", qui racontent bien mieux la même histoire : l'arrivée aux USA des rescapés orthodoxes du nazisme, et la naissance difficile de la pensée moderne. Cela ne se comprend que si l'on est honnête avec l'orthodoxie, comme avec ceux qui la réfutent.
Pour compenser ces carences, il y a de longs récits d'intrigues amoureuses, un tableau poignant de la peste de 1665 et tout un pittoresque baroque anglais sans grande nécessité.
Simon Schama, historien doué d'une belle plume, réussit bien mieux à croquer le
Londres juif de ce temps. On a l'impression que la romancière tire à la ligne, et l'une de ses lectrices sur Goodreads déplore qu'aucun "editor" (adaptateur) n'ait corrigé ses lourdes fautes de composition, ses interminables longueurs injustifiées.
Si l'on ajoute à cela une traduction pâteuse et pataude (due à un couple de traducteurs célèbres), ce gros livre surévalué ennuie beaucoup. Mais le brevet de moralité féministe et de correction politique peut dispenser
Rachel Kadish d'avoir du talent, et lui valoir l'enthousiasme du public.