Durant quasiment les douze mois qu’elle avait passés dans le désespoir le plus absolu, la seule énergie qui lui était restée avait servi à poursuivre son travail comme un automate. Le reste de ses activités – aller chez le coiffeur, chez la manucure, au gymnase à l’heure du déjeuner, faire des courses, aller prendre un pot avec les amies… – avait été reporté sine die.
S’il n’y avait eu qu’elle, elle se serait mise dans un coin sombre et ne serait plus jamais retournée dans la rue. Elle en avait été jusqu’à négliger sa propre hygiène personnelle. Le jour où Silvia était arrivée chez elle sans prévenir et l’avait surprise avec les cheveux gras, les mêmes vêtements qu’elle portait depuis trois jours d’affilée et une haleine infernale, avait marqué le commencement de sa récupération.
— Écoute, ma fille, soit tu es idiote, soit tu es plus innocente que Blanche-Neige avant qu’elle se farcisse les sept nains.
Le sursaut que fit Blanca en entendant ces paroles n’échappa pas à Inès, et elle s’en réjouit. Au fond, elle savait que c’était bien que l’adolescente entende ça de la bouche d’une personne du sexe opposé, qui ne mâchait pas ses mots, précisément, une leçon sur les vérités de la vie.
L’agréable sourire était encore présent sur les lèvres juvéniles. Une bonne excuse, oui, monsieur ! Si Inès n’avait pas eu l’honneur peu enviable d’avoir une sœur avec l’une des imaginations les plus fertiles de la planète (à neuf ans, elle avait décidé qu’elle voulait voir les Vistillas à San Isidro et lorsqu’elle était revenue à la maison, à dix heures du soir, escortée par deux aimables agents de police, elle avait répondu aux questions larmoyantes de sa mère par un « je ne me souviens de rien, je crois que les extraterrestres m’ont enlevée » de son regard le plus innocent), si bien que si cette gamine prétendait la lui faire à l’envers, elle était prête. — Hum… Ainsi donc, une fausse alerte d’incendie. Allons, Blanca, dites à ce garçon qui vous a amenée l’autre jour à moto qu’il peut rentrer chez lui, que madame Santos ne croit pas au père Noël, et puis revenez ici, et restez dans la loge jusqu’au retour de Mariana.
En fait, elle saisirait l’occasion pour étudier si l’un d’eux pourrait lui servir pour devenir l’un des personnages du roman qu’elle travaillait depuis près de deux ans. La fille promettait ; ces yeux noisette, intelligents et brillants, indiquaient qu’elle n’était pas la typique adolescente sans intérêt. Quant au père, elle reconnaissait qu’il n’était pas mal du tout, mais, depuis un certain temps, elle haïssait tant le genre masculin que, plus d’une fois, il lui était passé par la tête de déchirer les trois cents pages qu’elle avait écrites pour transformer, dans son rêve féminin, son roman en un policier à suspense où seules les femmes interviendraient. Des femmes triomphantes, bien sûr ; des femmes qui n’ont absolument pas besoin des hommes, évidemment ; des femmes qui se reproduiraient au moyen de spores… enfin. Elle secoua la tête et décida qu’il serait plus productif de continuer à nettoyer.
Laissez-moi voir votre poignet. Je suis médecin.
Avant qu’elle ait pu refuser, il lui saisit la main et l’examina attentivement. Durant quelques secondes, Enrique Echevarría eut la sensation qu’il venait de saisir un câble à haute tension, bien qu’il écartât cette pensée à l’instant et attribuât cette décharge qui l’avait secoué de haut en bas à la répulsion qu’il avait ressentie à toucher cette femme. Elle avait le poignet rougi et sa fragilité le surprit ; il était très fin et il pensa qu’il pourrait le briser par une seule pression légère. Il continua à observer le reste de sa main aux doigts longs et fins, et aux ongles courts ; elle ressemblait à celle d’une personne jeune, mais, même si cette madame Santos était l’une de ces femmes d’âge indéfinissable, il se dit que c’était impossible.