Cette critique contient des spoilers.
Compte tenu de l'oeuvre colossale de
Stephen King, en dépit des trois romans et des deux recueils de nouvelles que j'ai lus de
lui, il est évident que je ne suis encore qu'une simple amatrice de son univers d'épouvante et de suspense dont je n'ai exploré qu'une part infime, partant qu'il a déjà publié plus de trois cents récits – parmi lesquels on compte pas moins d'une soixantaine de romans !
Stephen King, indubitablement, écrit beaucoup et régulièrement – j'ignore s'il se fixe un quota de mots à respecter à la fin de chacune de ses journées, avec des horaires stricts et des pauses martiales, mais je peux néanmoins affirmer que son rapport à l'écriture est d'un allant volontaire, c'est à dire que sa plume fait preuve d'une capacité logorrhéique surprenante, n'hésitant pas, par exemple, à prolonger les avant-propos de ses ouvrages sur plusieurs pages en discourant humblement sur le motif et la manifestation de ses peurs intimes, détaillant l'origine du génie relatif de ses inspirations et rappelant sa fervente affection pour le fidèle lecteur. Bien sûr, ces notes sont adressées à une assistance qu'il sait déjà conquise, puisqu'elles sont souvent révélées à l'occasion de la réédition de ses oeuvres et ont dès lors été rédigées a posteriori de son succès, peut-être à la demande de son éditeur pour qui chaque phrase inédite de ce
Stephen King prodige fait sans doute miroiter un succulent profit : quel écrivain oserait introduire son récit par le biais d'anecdotes personnelles – qui n'auraient suscité aucun intérêt s'il s'était s'agit d'un individu anonyme – et de digressions appréciatives sur le contenu des récits qui suivront, sinon un auteur dont la fameuse célébrité l'autorise à répondre de la sorte à l'avidité d'une foule de fans ?
Le mouvement,
à présent, est initié, au point que tout ce que produit
Stephen King est désormais attendu, plébiscité avant même d'avoir atteint l'étal des librairies : un faux pas ne parviendrait pas à interrompre cette inertie-là, qu'il suffit simplement d'alimenter fréquemment et sans trop varier la texture et l'intitulé du menu – la qualité du goût, elle, n'a plus tant d'importance. Je me figure cette gigantesque entreprise de vente comme une course effrénée aux devants de l'impatience du lecteur qui a fait de
Stephen King une marque estampillée de l'horreur, du polar et du glauque, et qui exige qu'on satisfasse sa quête de sensations morbides par de nouvelles créations aux titres sombrement évocateurs, invoquant spectres et démons, morts-vivants et bêtes monstrueuses, contribuant à entretenir le mythe qu'un livre de cet auteur constitue invariablement une promesse de délicieuse angoisse. Une oeuvre de
Stephen King se manipule toujours avec précaution, car on sait de renommée que l'on ne sortira pas indemne de cette aventure-là et que bientôt, si l'on y prend pas garde, nos nuits seront agitées des délires hallucinés de revenants et de machines habitées par le Malin.
Ce n'est que tardivement que j'ai enfin osé entamer un ouvrage de
Stephen King, étant de nature à m'effrayer vivement d'une violence trop crue ou des anormalités obsédantes des ouvrages paranormaux ou des films d'horreur.
Or,
Stephen King, il me faut
à présent l'écrire, n'est jamais parvenu à me faire peur.
«
Danse macabre » compte vingt nouvelles, parmi lesquelles j'ai sélectionné – sans souci de limiter le nombre des textes élus – six récits que j'estime nettement supérieurs. Quelques-uns de ceux que je n'ai pas retenus n'ont à mon avis par leur place au sein de ce recueil, dont la quatrième de couverture prétend que « l'horreur rôde dans les lieux les plus surprenants et prend les formes les plus inattendues » : « La chambre 312 », par exemple, décrit l'inhumanité de la fin de vie et la volonté de recourir à l'euthanasie, sans que l'on puisse pour autant y associer une impression d'épouvante telle que la suggérait la maison hantée de la page de couverture ; « le dernier barreau de l'échelle » est plutôt l'histoire d'un drame que la conséquence d'un « mal (qui) se cache souvent sous une apparence innocente » comme le prédisait le résumé ; et « Petits soldats », où des figurines miniatures s'animent et mènent un assaut à taille réduite sur leur possesseur, tient plus d'une nouvelle teintée d'humour que de l'exposé sanguinaire. Quant aux reste des récits écartés, il manque aux uns de la longueur – de l'épaisseur, les personnages existant à peine et se confondant entre les textes, les évènements se précipitant vers un dénouement attendu, « classique » ; une interruption impromptue au moment de la confrontation ultime avec un rat géant, une presseuse infernale, un croque-mitaine –, aux autres de la finesse et du style dans l'écriture – on ne discerne guère plus de soin et d'art dans les dialogues que dans la narration, les premiers se targuant d'être simples et directs au possible, l'ensemble demeurant professionnel quoique de peu de conséquence, partant qu'une nouvelle, par son format bref, doit logiquement être plus audacieuse et plus constante qu'un roman. Lorsque l'auteur a beaucoup recours à des astuces de facilité – par exemple, un suspense accommodant qui s'arrange pour cacher au lecteur la vision qui a causé la fuite du personnage, quand il est réalisé grâce à des transitions grossières, caractéristiques du débutant qui cherche à se conformer aux attentes de son public en s'appuyant sur ce qu'il a l'habitude de lire dans les textes qui se vendent bien –, eh bien, si l'on exclue les scènes d'exposition et la description succincte des personnalités de chacun, il ne reste plus beaucoup d'espace à l'écrivain pour faire ses preuves, et seules les idées originales et accessibles, alliées à cette faculté de construire une intrigue troublante à partir du sujet le plus anodin, sont finalement reconnues comme la principale qualité de
Stephen King.
Parmi les nouvelles de «
Danse macabre », on peut ainsi citer «
La pastorale » qui réussit à extraire un monstre d'une simple tondeuse à gazon – ce qui n'est toutefois pas tâche impossible, puisqu'il est
après tout question d'une machine « vorace » –, de quoi impressionner d'un culot qui souffre pourtant, à force, d'un relatif manque d'ambition créative. Quant à « L'homme qui aimait les fleurs » et « le printemps des baies », elles revisitent toutes les deux la même vieille combine du narrateur qui, au fil des indices plus ou moins adroitement intégrés à l'histoire, s'avère en fait être le meurtrier – il s'agit que le lecteur se remémore des détails déconcertants qui ne l'ont pas frappé d'emblée, à l'approche de la révélation finale, sans quoi son intérêt faiblira prématurément ou bien, dans le cas où les indices auraient été insignifiants, l'issue le surprendra au point qu'il se sentira dupé par les rebondissements absurdes d'un récit invraisemblable. Ici,
Stephen King se parvient pas encore à me subjuguer, malgré l'efficacité certaine de sa narration – exposition propre et concise, aussi bien dépourvue de fioritures superfétatoires que de véritable art littéraire, péripéties rythmées avec une gradation des enjeux et des périls, quoique incomplètes du fait de la brièveté des nouvelles qui se plaisent à couper court, confiant au lecteur le soin d'imaginer la suite – et de l'incongruité de ses idées qui se consacrent presque exclusivement à des objets anodins du quotidien – canette de bière, camions remorque, échelle –, d'une économie bien éloignée des univers étranges et complexes créés de toutes pièces par un
H.P. Lovecraft ou un Phillip Pullman.
On me rétorquera sans doute que
Stephen King a réalisé la prouesse d'inspirer une épouvante à son lectorat à partir de sujets familiers – en somme, il s'est évertué à modifier notre perception du Connu, corrigeant ses contours rassurants en angles déroutants et aberrants, afin que l'horreur de ce nouvel Inconnu s'invite jusque dans nos foyers et nos actes routiniers, à l'opposé de « A la croisée des mondes » ou de «
L'Appel de Cthulhu » qui appartiennent à un monde distinct, improbable. Mais dès lors que l'initiation de la peur nous est un processus acquis et qu'il est admis que l'homme craint universellement tout ce qu'il ignore, ne peut prévoir et dont les desseins
lui sont cachés ; dès lors que l'on a identifié les attributs les plus chers à l'homme – son intégrité physique, sa mémoire, sa conscience et sa maîtrise de
lui-même –, il n'y a plus qu'à doter une théière d'une langue noire et gluante qui brûle la peau et désintègre les chairs aussitôt que l'on veut s'en saisir, une théière d'apparence quelconque, mais qui poursuit bientôt son possesseur où qu'il aille et exige qu'on la nourrisse, exerçant sur
lui une obsession perverse – menace maléfique contre laquelle on ne peut rien, blessures immondes évoquant d'atroces souffrances, et sous réserve d'une écriture propre et correctement équilibrée entre l'entretien d'une atmosphère austère et l'exacerbation des frayeurs, l'angoisse est à peu près garantie, sans la singularité fascinante des insondables univers de H.P
Lovecraft et de Phillip Pullman.
« Ce
lui qui garde le ver » est la première des six nouvelles que j'ai jugées de meilleure qualité : ma préférence s'explique très succinctement par sa ressemblance évidente avec plusieurs récits de
H.P. Lovecraft, notamment par des échanges épistolaires abondants, l'existence d'un lieu maudit, hanté par des créatures innommables qui dirigent inexorablement l'esprit des humains vers leur antre de ténèbres, et la découverte d'un livre noirci de runes mystérieuses dans une maison isolée, en pleine nature, dont le village le plus proche murmure des légendes qu'en tout autre endroit sur terre l'on a oubliées. Une telle composition est le produit d'une préparation méticuleuse, rien que par la forme contraignante des lettres qui racontent les aventures des protagonistes a posteriori, grâce à deux points de vue interposés relatant tour à tour des éléments à l'abord inédit – même si ces derniers se recoupent parfois, les répétitions ne sont pas gênantes mais prodiguent au lecteur un recul bienvenu et complémentaire à la première version des faits, tout en jouant sur l'intensité dramatique lorsque l'un des personnages vient à disparaître. « Comme une passerelle » est une nouvelle qui mériterait d'être traitée plus longuement, car en plus de l'idée initiale des extraterrestres espionnant l'humanité à travers une douzaine d'yeux étrangers greffés dans
le corps d'un cosmonaute trop aventureux, le regard que pose cette entité inconnue sur notre espèce est superbement terrifiant, puisque nous sommes pour elle une anomalie de l'univers, drôle de bipède grotesque et répugnant, non-sens absolu qui ne devrait point exister et qui doit être systématiquement éliminé. Aussi, cette curiosité dérangeante, capable de prendre possession de son hôte et de détruire grâce à
lui les visions qui
lui déplaisent, incarne une volonté de nuire insensible à l'indulgence et la pitié que nous accorde même les criminels les plus endurcis – non, ces créatures-là veulent exterminer toute vie humaine, pour le seul motif que nous existons, êtres flasques et hideux.
De « Matière grise », où un homme se métamorphose en gelée de moisissure
après avoir ingéré une bière pourrie, je retiens la pertinence des détails tels que la pénombre inquiétante de l'appartement calfeutré et l'avachissement inéluctable de l'ivrogne qui se mue peu à peu en une masse informe et visqueuse, sous les yeux de son jeune fils impuissant. La faiblesse de l'auteur fut d'interrompre le récit au moment de l'affrontement final, lorsque les spores gluants furent mis au défi de se dévoiler au grand jour – il est vrai que la peur se satisfait d'évocations et de « points de suspension », et qu'une description trop concrète précise les lignes de l'Inconnu,
lui ôtant une partie de son pouvoir d'épouvante, mais toute omission est également une paresse et une facilité, en quoi il y a plus d'orgueil à se réjouir de son propre effet plutôt que de ce
lui de l'imagination de son lecteur. « Cours, Jimmy, cours... » est une oeuvre de qualité, si l'on excepte la pauvreté de son dénouement : aucun ingrédient n'y fait défaut, de la menace incompréhensible des morts-vivants haineux qui, des années
après un premier meurtre, veulent achever leur sombre tâche, au sentiment de vulnérabilité omniprésent, aggravé par des disparitions successives parmi les proches du personnage principal. Que cette traque lancinante – encombrée de périls inattendus et d'énigmes échappant à toute raison, résistante à l'emprise du temps et à toute tentative de fuite – se conclue par une parade aussi classique que l'appel d'un autre démon, plus fort et plus rapide, qui se charge volontiers d'éliminer les intrus, est dommage compte tenu de la densité des possibilités narratives.
Si j'ajoute
à présent « L'homme qu'il vous faut » à ma liste, bien qu'il n'y ait ni monstres sanguinaires, ni péripéties susceptibles de susciter chez le lecteur quelque alarme tangible, c'est qu'en général les personnages féminins de
Stephen King m'insupportent, en quoi j'affirme qu'il ne rend justice qu'à la majorité exaspérante des femmes, échouant la plupart du temps à leur donner un relief et une consistance. Or, Elizabeth fait ici figure de femme d'exception, quoique nullement idéalisée – elle est indécise, succombe à ses caprices et au désir d'être aimée et chérie plutôt qu'à ce
lui de devenir quelqu'un de réellement estimable, mais elle a une conscience aigue de ses manquements et de ses incohérences, et choisit à la fin de s'extraire avec effort de sa médiocrité et de gagner son indépendance, au risque de perdre à tout jamais le confort que
lui autorisent sa beauté et l'amour attentionné de ses soupirants. Dans les récits de
Stephen King, la femme pleure souvent, s'accroche à son compagnon, se définit à travers
lui et non en tant que personne à part entière, tandis qu'Elizabeth réussit justement à démontrer sa force en déclinant l'offre d'une vie heureuse, mais faussée dans les fondements de ses attaches. « Les enfants du maïs » est le résultat d'une religion qui tout d'un coup franchit le pas du culte ordonné et tout compte fait « raisonnable » pour se convertir en une secte infernale, vénérant le Dieu maïs qui ne tolère pas qu'un enfant survive au delà d'un certain âge, livrant une ville à des hordes de gamins à demi sauvages rendus aux temps d'Adam et Eve. le mal vient de l'innocence bafouée, de ce que l'on croit forcément généreux et tendre, mais qui s'égaye inopinément à l'idée de verser du sang chaud dans les sillons innombrables des champs dorés – l'abomination de ces jeunes esprits ainsi pervertis révolte d'abord, puis l'on devine qu'une présence occulte se repaît de la difformité qu'elle a en fait causée, nuançant notre horreur originelle vis-à-vis de la barbarie des enfants qui ne sont que les victimes d'un titan tout-puissant. En cela,
Stephen King ne diabolise pas l'homme, car il ne nie pas chez
lui la nécessité d'une cause à toute action malsaine : l'enfant est appelé à tuer parce que son Dieu l'a exigé, et
lui-même ne manquera pas de mourir bientôt en un ultime sacrifice rituel.
Je crois qu'on a voulu faire de
Stephen King, à tort, un monstre de peur, peut-être parce que c'est chez
lui ce qui se vendait le mieux, avec les polars. En vérité, l'auteur s'amuse des petites choses du monde et aime à modifier leur essence jusqu'à ce qu'elles s'expriment en histoires capables de distraire, effrayantes mais sans le tournis de l'épouvante. Néanmoins, j'ai trop peu lu de ses textes pour être en mesure de décider aujourd'hui de la totalité de son oeuvre.