Citations sur La plaisanterie (142)
Les hommes sont esclaves des normes. Quelqu'un leur a dit qu'il fallait être comme ceci ou comme cela, alors ils s'y efforcent et n'apprendront jamais quels ils furent ni qui ils sont. Du coup, ils ne sont personne. Plus que tout, il faut oser être soi-même.
La véritable source de mon courroux se trouvait beaucoup plus profond (j’eusse rougi de la confesser) : je pensais à ma misère, désolante misère de ma jeunesse ratée, misère de ces longues semaines inassouvies, humiliant infini du désir inexaucé ; j’évoquais la vaine conquête de Marketa, la vulgarité de cette blonde sur la machine agricole et encore une fois la vaine conquête de Lucie. Et j’avais envie de crier ma plainte : pourquoi en tout me faut-il être adulte, comme adulte jugé, exclu, proclamé trotskiste, comme adulte envoyé dans les mines alors qu’en amour je n’ai pas le droit d’être adulte et qu’on m’oblige de boire toute la honte de l’immaturité ? Je détestais Lucie, d’autant plus que je savais son amour pour moi, ce qui rendait sa résistance aberrante et incompréhensible, et m’acculait à la fureur. Ainsi, après une demi-heure de mutisme obstiné, je repartis à l’attaque.
[...] je ne trouvais pas en moi la moindre garantie que je sois meilleur que les autres ; seulement qu’est-ce que ça change dans mes rapports avec autrui ? La conscience de ma propre misère ne me réconcilie nullement avec la misère de mes pareils. Rien ne me répugne comme lorsque les gens fraternisent parce que chacun voit dans l’autre sa propre bassesse. Je n’ai que faire de cette fraternité visqueuse.
Oui, j’y voyais clair soudain : la plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés.
Toutes les situations capitales de la vie sont pour une fois, sont sans retour. Pour qu'un homme soit un homme, il faut qu'il soit pleinement conscient de ce non-retour. Qu'il ne triche pas. Qu'il n'aille pas faire semblant de n'en rien savoir. L'homme moderne triche. Il s'efforce à contourner tous les grands moments qui sont sans retour et à passer ainsi sans payer de la naissance à la mort. L'homme du peuple est plus probe. Il descend en chantant au fond de chaque situation capitale.
l'Histoire n'est plus que le grêle filin du souvenu au-dessus de l'océan de l'oublié, mais le temps avance et viendra l'époque des millénaires avancés que la mémoire inextensible des individus ne pourra plus embrasser; aussi des siècles et des millénaires tomberont par pans entiers, des siècles de tableaux et de musique, des siècles de découvertes, de batailles, de livres, et ce sera mauvais, parce que l'homme perdra la notion de soi-même, et son histoire, insaisissable, inembrassable, se rétrécira à quelques signes schématiques dépourvus de sens.
Je suis idiote, c'est possible, mais les autres ne le sont pas moins avec leur scepticisme mondain, je ne vois pas pourquoi je devrais renoncer à ma bêtise pour adopter la leur.
Bien entendu, ce serait une erreur de penser que le seul exotisme de sa simplicité m'attira vers Lucie : son ingénuité, les lacunes de son instruction ne l’empêchaient pas le moins du monde de me comprendre. Cette compréhension ne reposait pas sur une somme d'expériences, ou de savoir, une aptitude à débattre un problème et à donner un conseil, mais sur l'intuitive réceptivité avec laquelle elle m'écoutait.
l'idée m'envahit qu'un destin souvent s'achève avant la mort, que le moment de la fin ne coïncide pas avec celui de la mort
L'époque révolutionnaire après 1948 n'avait pas grand chose de commun avec le scepticisme ou le nationalisme. C'était le temps de la grande foi collective. L'homme qui, l'approuvant, marchait avec cette époque était habité de sensations fort voisines à celles que procure la religion : il renonçait à son moi, à son intérêt, à sa vie privée, pour quelque chose de plus élevé, de supra-personnel. Les thèses du marxisme, certes, ont une origine profane, mais la porté qu'on leur reconnaissait était comparable à celle de l'Evangile et des commandements bibliques. il se créait un cercle d'idées intouchables, donc, dans notre terminologie, sacrées.