Pour son ouvrage à paraître dans la collection « Ma nuit au musée »,
Lola Lafon choisit le musée
Anne Frank sans bien savoir pourquoi (« Je ne peux pas avouer […] que je ne sais pas ce qu'elle [
Anne Frank] est pour moi, mais je dois écrire ce récit »). Ce musée est constitué par l'Annexe, cette cachette exiguë dans laquelle
Anne Frank et sa famille, plus quatre personnes, vécurent pendant 25 mois, soit plus de 750 jours, et où la jeune fille écrivit son célèbre Journal, avant de connaître le destin que l'on sait.
« Mes nuits sont celles d'un imposteur sur le point d'être démasqué. Je rêve qu'on me fait passer un examen auquel j'échoue, je rêve qu'on me refuse l'entrée du Musée.
La date du départ approche et mon anxiété se mue en doute, puis en certitude : je ne suis pas celle qui devrait écrire ce livre. Comment pourrais-je écrire ce que j'évite avec tant de constance ? »
Comment (d)écrire l'indescriptible, la peur d'une mort qui rôde, comment transcrire la vérité de cette jeune écrivaine et de son journal (si retouché et remodelé par la suite dans ses multiples éditions), de celle qui ne devrait pas être vue comme un symbole ni comme une sainte (pour reprendre les mots de Lauren Nussbaum, cette amie de la famille Frank et cette universitaire qui dédia sa vie à l'étude du
Journal d'Anne Frank), et pour qui le mot « espoir » est devenu vide de sens, voire absurde ou indécent ?
Lola Lafon nous embarque dans ses pensées sur ce que représente pour elle l'écriture de ce récit sur
Anne Frank et sa nuit au musée. Peut-être tout simplement parce que l'image d'Anne Frank lui fait penser à sa propre famille, elle dont la mère a été cachée pendant cette guerre qui a causé beaucoup de trous, d'absences, de vide dans son arbre généalogique, un vide qui sera rapporté à celui de l'Annexe (« Otto Frank qui, lorsqu'il fut question de faire de l'Annexe un musée, en 1960, exigea que l'appartement demeure dans l'état où il l'avait retrouvé. Qu'on en soit témoin, du vide, sans pouvoir s'y soustraire ; qu'on s'y confronte. Voyez ce qui jamais ne sera comblé. Ainsi, en sortant, on ne pourra pas dire : dans l'Annexe, je n'ai rien vu. On dira : dans l'Annexe, il n'y a rien, et ce rien je l'ai vu. »).
D'une certaine façon,
Anne Frank et son musée sont la pierre angulaire de beaucoup de sujets qui tiennent au coeur de l'autrice : sa judéité mal assumée voire refoulée, son rapport à l'écriture (de très belles pages sont dédiées aux raisons pour lesquelles on écrit, dans quel objectif), les absents et le rapport à l'absence, aux absents : « Avant de rentrer dans la nuit de ce mois d'août 2021, je ne sais rien, sauf ceci : les fantômes, au contraire du mythe qui voudrait qu'ils nous hantent sans pitié, se tiennent sages. Ils nous espèrent, ils ont tout leur temps, celui que nous n'avons pas. Ils attendent qu'on accepte d'être déroutés. Que nos paupières se dessillent et qu'on devine, au travers du temps, leurs ombres patientes. Alors, on pourra faire face à ceux qu'on dit avoir « perdus ». On les retrouve. ».
Peut-être aussi parce qu'
Anne Frank, mais aussi Margot Frank, que
Lola Lafon met tout autant à l'honneur, cette soeur dont on parle moins alors qu'elle avait une vie intérieure aussi vive qu'Anne, ressemblent aussi aux jeunes filles qui ont déjà fait l'objet de plusieurs de ses romans, dont
Nadia Comaneci, et « qui toutes se confrontent à l'espace qu'on leur autorise ».
J'en reviens à l'absence car ce qui m'a tant touchée dans ce récit, bien sûr c'est l'histoire d'Anne Frank, mais surtout c'est cette tentative d'écrire sur l'absence (« dans le creux que laisse apparaître une empreinte (…), on peut voir que quelqu'un ou quelque chose est passé. La présence de la trace témoigne de l'absence de ce qui l'a formée. Les traces ne donnent pas à voir ce qui est absent, mais plutôt l'absence même ») et sur l'aide que l'écriture représente contre l'oubli (« Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu'on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n'est plus. Pour dire, comme le petit point rouge sur le plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s'étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps »).
Il y a eu beaucoup de très beaux billets sur cet ouvrage fantastique, et je pense comprendre le trouble de
Lola Lafon devant sa table en écrivant le mien. Comment faire une critique quand chaque page, chaque phrase est tellement signifiante, tellement lourde de sens, de beauté, d'émotion ?
J'aimerais pouvoir transmettre ces sentiments que j'ai ressentis en lisant cet ouvrage qui vous prend aux tripes par les faits poignants concernant
Anne Frank et sa famille, par le destin de son journal qui a si longtemps (et volontairement) mal compris, par le silence qu'on a fait s'abattre sur la Shoah, et par les pensées profondes traduites par l'écriture ciselée et émotionnelle de
Lola Lafon. Celle-ci nous explique à la fin en quoi la figure d'Anne Frank et cette nuit à l'Annexe étaient si signifiants, pour elle, pourquoi ce titre, et j'ai eu la gorge nouée devant sa douleur, encore intacte malgré les années, devant cette beauté qui malgré tout se dégage de ces lignes. C'est magnifique de voir combien un texte si personnel peut autant tendre à l'universel.
Un grand coup de coeur pour commencer l'année 2023, et un énorme merci à
Lola Lafon pour ce texte incomparable.