Ce livre s'inscrit dans la collection des éditions Stock qu'on pourrait intituler « Ma nuit au musée », où un écrivain passe la nuit dans un musée de son choix ou proposé par l'éditeur.
Lola Lafon a choisi à la fois le plus accessible et le plus difficile des lieux : le Musée
Anne Frank à Amsterdam, là où se trouvait l'Annexe, un espace d'une trentaine de mètres carrés dans lequel la célèbre jeune fille, sa famille et quatre autres personnes ont vécu cachés des nazis pendant plus de deux ans. Comme le dit
Lola Lafon, tout le monde connaît et aime
Anne Frank, tout le monde connaît son célèbre Journal. Mais qui connaît vraiment l'adolescente, qu'a-t-on retenu de son journal intime ? Sans doute des « images d'Epinal », un texte que l'on a adapté, tronqué, déformé jusqu'à en faire une sorte de comédie musicale dont le message est grosso modo « L'espoir est toujours vivant, la paix gagnera toujours ». Or il en va tout autrement, c'est ce que nous explique
Lola Lafon. Dans ce récit où elle retrace l'histoire de la famille Frank (des juifs allemands qui ont quitté l'Allemagne pour échapper au nazisme et se sont donc établis en Hollande), l'auteure rappelle les persécutions anti-juives auxquelles les autorités hollandaises collaborationnistes se sont données à coeur joie, devançant les prescriptions nazies, l'espoir vite déçu de pouvoir partir en Amérique et finalement, plutôt que fuir, le projet de se cacher à Amsterdam même, dans le grenier au-dessus de l'entreprise d'Otto Frank, le père d'Anne. Une vie cachée, à l'ombre, emprisonnée, terrifiée, qui a duré sept cents soixante jours et s'est terminée brutalement par l'irruption de la Gestapo le 4 août 1944. La famille Frank fera partie du dernier convoi qui s'est ébranlé de Westerbork pour Auschwitz. On sait que les deux soeurs, Margot et Anne, mourront de faim, de froid et du typhus au camp de Bergen-Belsen en mars 1945, à même pas deux mois de la fin de la guerre. Des huit personnes enfermées dans l'Annexe, seul Otto Frank est revenu à Amsterdam. Après de fiévreuses recherches, il apprendra le 18 juillet 1945 la mort de ses filles. C'est
Miep Gies, son ancienne secrétaire, qui a aidé les Frank à se cacher, qui lui confiera le journal d'Anne, retrouvé dans l'Annexe pillée par la Gestapo. Bien documentée,
Lola Lafon nous raconte donc ce que deviendra ce journal, les censures, les déformations du message mais aussi les analyses honnêtes qui montrent que ce texte est non seulement le témoignage d'une jeune fille qui savait parfaitement les risques encourus, la terreur probable à venir (elle savait que les Juifs étaient parqués dans des camps et tués par le gaz) mais aussi une oeuvre littéraire qu'elle avait retravaillée quand elle a entendu sur Radio Oranje « une annonce du ministre de l'Education des Pays-Bas en exil à Londres. Il demande aux Hollandais de conserver leurs lettres, leurs journaux intimes : après guerre, ces écrits seront autant de témoignages précieux. Cette déclaration la galvanise, elle s'enthousiasme, en parle à son père : son journal pourrait être publié, un jour. »
Le livre de
Lola Lafon a déjà pour première grande qualité de restituer l'histoire de la famille Frank, l'histoire du Journal et il met en valeur de façon très émouvante Otto Frank, qui n'est plus seulement – qui n'est même pas – celui dont on a dit qu'il avait coupé des passages du texte. On est d'abord séduit par cette personnalité opiniâtre, imaginative et on partage ensuite la sidération, le chagrin indicible de ce père, son honnêteté, sa volonté de respecter ce qu'Anne aurait voulu et de faire vivre sa mémoire, inlassablement. Ensuite, évidemment,
Lola Lafon n'est pas arrivée dans ce musée par hasard : on découvre qu'elle-même est juive d'origine roumaine, que des membres de sa famille ont été déportés et ont péri dans les camps de la mort et que le silence qui a entouré cette histoire familiale – auquel s'ajoutent les années vécues sous la dictature de Ceaucescu et son propre exil en France – a pesé sur sa jeunesse, sur la personne qu'elle est devenue. Et si elle peine tant, durant la nuit dans l'Annexe, à oser entrer dans la chambre d'
Anne Frank, c'est non seulement à cause du poids de ces ombres familiales mais aussi à cause d'une autre histoire, une histoire en miroir de celle de la jeune Juive déportée, celle qui donne son titre au livre et que l'on découvre la gorge serrée. En un peu plus de deux cents pages seulement, par la force de sa construction,
Lola Lafon a su me cueillir sur le fil des émotions toujours maîtrisées, jamais étalées mais d'autant plus fortes. Elle nous fait aussi une leçon de littérature et de silence. Je peux déjà dire que ce sera une de mes plus belles lectures de l'année.
Après cette lecture, j'ai évidemment envie de relire le Journal d'
Anne Frank avec un autre éclairage que celui de ma lecture d'adolescente (et heureusement je ne me suis jamais séparée du livre). Il existe même une édition critique du journal et d'autres textes d'
Anne Frank, publiée par Calmann-Lévy.
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