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EAN : 9782749157863
216 pages
Le Cherche midi (14/06/2018)
5/5   1 notes
Résumé :
" Les parfums des fleurs sont les paroles d'un autre monde " Christian Bobin
Comment dire le parfum des frangipaniers d'Indonésie, celui des myosotis des Alpes suisses ou des orchidées du Brésil ? Comment traduire l'odeur du printemps polaire et du vin cuit capiteux des haciendas ?
Les auteurs de ces nouvelles explorent des univers poétiques et souvent inattendus. Leurs voyages parfumés nous emmènent au bout du monde, au bout de nous-mêmes parfois. To... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Chaque année, la fondation Guerlain lance un appel à textes sur le thème du parfum auprès d'auteurs qui n'ont jamais été édités. En 2018 c'était mon cas, et j'ai tenté ma chance avec ma nouvelle "Un nouveau départ" que vous pouvez lire dans son intégralité dans l'onglet citation. Ma nouvelle a été retenue et fait donc partie de ce recueil édité aux éditions du Cherche Midi.
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Citations et extraits (1) Ajouter une citation
Vartui, ma chérie, réveille-toi, mon enfant, le funeste jour est arrivé, il faut partir, comme je te l’ai appris, tu cours, tu ne t’arrêtes pas, tu vas droit devant. Dépêche-toi, ma fille, ils arrivent… »

Brutal est mon réveil, il fait nuit noire dehors. Maman m’a secouée très fort. Le moment que nous craignions tous et pour lequel nous nous sommes préparés est malheureusement venu. Me saute aux narines une âcre odeur de peur, la dernière que je garderai de maman, le parfum rance de sa sueur qui dégouline et trempe sa chemise. Sa transpiration et ses pleurs se mêlent, elle est terrorisée, ses dents s’entrechoquent mais malgré tout, elle essaie de me sourire à travers ses larmes.

J’enfile rapidement ma paire de babouches vertes, celles avec le bout recourbé doré que m’a fabriquées mon oncle Vartan. Je n’ai pas d’autre bien, excepté mon cadeau d’anniversaire que je glisse dans la poche de mon tablier. Je me mets à courir sans regarder derrière moi, un pied devant l’autre, le désespoir m’empoigne le coeur de ses griffes glacées.

Mes pas m’emmènent rapidement hors du petit village de Erzinga où je suis née. Le vent glacial m’apporte des relents nauséabonds de mort et de fin du monde. J’ai froid malgré ma course folle, le sable crisse sous mes pieds, témoin que je ne rêve pas. L’étouffante immensité du désert se referme sur mon petit corps de jeune fille. Je suis née la dernière année du xixe siècle, je viens de fêter mes seize ans.

Je tâte le cadeau offert par mes parents, le contact du verre lisse me rassure. Je cours dans la nuit depuis des heures déjà. « Cours droit devant », m’a dit maman quand on a commencé à s’entraîner à fuir, quand on a entendu que notre village pourrait être menacé, quand les meurtres ont commencé à se multiplier dans le pays.

Elle m’a dit : « Ne t’arrête jamais, Vartui, ma fille chérie, il en va de ta survie… » Mais c’est impossible, je ralentis, je cherche une cachette et la nuit ne m’aide pas.

J’aperçois au loin une forme immobile, une grosse pierre me semble-t‑il. Je n’aime pas désobéir à mes parents mais j’ai besoin de souffler, de reprendre des forces.

Arrivée à la hauteur du monticule, j’ai un haut-lecoeur.

Mon ventre vide m’épargne le désagrément de vomir. Mes yeux observent l’intolérable, ce que j’ai pris pour une pierre est en fait un amas de cadavres, deux hommes sauvagement égorgés, trois femmes mutilées, empilés comme de vulgaires sacs de sucre. Du ventre d’une des femmes pend un foetus minuscule, encore attaché par le cordon. Tout mon être révulsé m’exhorte

à la haine de l’ennemi, mais je n’ai pas la force d’avoir des états d’âme.

Tenaillée par la faim, je me surprends à fouiller dans les poches des morts. Je crie de joie à la découverte d’une tranche de lavash, le pain sans levain dont se régale mon peuple, les Arméniens.

Assise sur le macabre monticule, je dévore ce qui m’apparaît à ce moment-là comme une délicieuse galette odorante. Le semi-coma dans lequel me plongent les épreuves me renvoie vers une forme de bestialité. Toute humanité a déserté mon peuple en ce funeste mois d’avril 1915. Pour ne pas perdre la raison, je repense à l’objet précieux dans ma poche et m’endors serrée contre les corps encore chauds.

Une série de bruits secs répétés me réveille en sursaut. Désorientée, je tourne la tête : des yeux exorbités par la peur me dévisagent et me ramènent brutalement à la réalité. Je me remémore les dernières vingt-quatre heures, les cris des femmes venues nous avertir dans notre petit village enclavé au milieu de l’empire Ottoman, le dernier regard de maman qui me pousse hors du futur carnage, hors de sa vue, vers ce qu’elle pense être mon salut. Avant de quitter mes compagnons d’infortune, je pense à refermer leurs paupières vides de vie. Être privés de sépulture sera déjà pour eux une terrible punition.

Courir sans se retourner d’accord, mais pour quel avenir ? Mon cerveau accuse la fatigue et les privations.

Il fait grand jour à présent, les relents fétides de décomposition me harcèlent de toutes parts. Je me mets

à genoux et prie : « Mon Dieu, ne m’abandonnez pas. »

Serrant dans ma main la croix pendant à mon cou, je prie pour que, malgré toutes les exactions perpétrées contre mon peuple, nous qui fûmes les premiers chrétiens d’Orient, ne perdions jamais la foi.

Contre toute logique, alors que je sais que je me dirige vers la guerre des hommes, les bruits qui m’ont réveillée m’attirent. Je m’accroupis et observe au loin une scène hallucinante. Une dizaine de cavaliers armés de fusils sont postés devant une colonne mouvante d’hommes aux pieds nus, en guenilles.

Certains prient les mains jointes, d’autres sont tétanisés.

Tous connaissent leur destin tout proche. Les cavaliers tirent méthodiquement sur les pauvres hères de gauche

à droite, une balle par condamné, pas plus, c’est la guerre, les munitions sont chères. Une balle, voilà la valeur d’un homme en cette époque-là. Des pensées macabres envahissent mon esprit engourdi. Parmi eux peut-être y a-t‑il mes oncles Vartan et Hagop, ou pire, mon père Harout, mon frère Sarkis ?

Comme un jeu de dominos synchrone, la colonne humaine s’effondre peu à peu. Moi qui pensais avoir vu le sommet de l’horreur, je gravis une nouvelle marche de la pyramide.

Satisfaits d’avoir accompli leur mission sanguinaire, les cavaliers ottomans rebroussent chemin, laissant un amas de chair et d’espoirs brisés. Une force venue de nulle part m’incite à me baisser et à ramasser les douilles et les balles perdues laissées sur le peloton d’exécution. Sans un regard pour les malheureuses victimes du premier génocide du xxe siècle, je fourre dans mes poches les précieux morceaux de métal qui me garantiront une monnaie d’échange contre mon prochain repas.

Tout à ma tâche, je n’ai pas vu venir le souffle qui me plaque brutalement au sol. Complètement assourdie, je sens un liquide chaud couler de mes oreilles. Mes yeux lavés de toutes les larmes que j’ai versées sont aveuglés d’abord par une énorme lueur, puis par un nuage de poussière. Le sable soulevé par l’explosion remplit l’atmosphère déjà viciée par les odeurs fétides des fluides corporels des morts, mêlés aux miens.

Complètement sonnée, je trouve le courage de me lever pour continuer de fuir, comme me l’avait ordonné maman. Arrivée devant le cratère laissé par l’obus, je réalise que pour moi, c’est la fin du voyage. Mes forces m’ont abandonnée, la cruauté des hommes m’a enlevé

tout espoir. Brisée, je me couche dans le trou béant dont se dégage une odeur suffocante de fumée.

Je prie une dernière fois pour que le Seigneur dans sa grande béatitude me rappelle rapidement à lui.

Apaisée par cette pensée, je sors de ma poche le flacon de parfum qui m’a fait office de compagnon de voyage.

Je l’ouvre, les effluves de rose envahissent mes narines douloureuses. Un sourire de bonheur sera mon masque mortuaire. Avant de m’endormir lourdement, ma dernière pensée va vers ce jour de janvier où maman m’avait offert ce flacon précieux d’essence de rose, rose comme la signification de mon prénom, Vartui, en arménien.

Profondément endormie, je sens qu’on me secoue de manière insistante, j’imagine dans mon demi-sommeil que c’est la main de Dieu. J’ouvre les yeux, je vois d’abord les sabots crottés d’un cheval piaffant d’impatience. Près de lui, je distingue la silhouette svelte d’un homme penché sur moi, un genou à terre.

Il m’observe avec une expression de douceur sur le visage. D’instinct, je sais qu’il n’est pas un ennemi. Il me dit dans ma langue : « Petite, comme toi je fuis les bourreaux, en passant devant ce trou, j’ai cru que mon imagination me jouait des tours. Mes narines ont respiré le parfum de la confiture de rose dont je raffole, j’en avais l’eau à la bouche. Je me suis approché et je t’ai vue endormie, souriant alors que tu n’as dû voir jusqu’ici que des horribles drames. Tu serrais dans ta main un flacon précieux, ton parfum d’essence de rose qui m’a guidé jusqu’à ta cachette. Je vais vers le sud, veux-tu venir avec moi ? »
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Chanteur, auteur de « Seuls les enfants savent aimer » aux éditions Le Cherche Midi , il nous livre ses confessions très intimes.
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