Le Loup Eric – "Manus Domini" – L'Harmattan/ Ethnographiques, série fictions et récits, 2020 (ISBN 978-2-343-20070-5)
– format 22x14cm, 264p.
En quatrième de couverture, l'auteur nous est présenté comme un "haut gradé au ministère de l'Intérieur", travaillant "sur la traite des êtres humains depuis de nombreuses années, en France, en Europe du Sud-Est et en Afrique" et par ailleurs "auteur de plusieurs articles dans des revues spécialisées".
Tout cela est probablement exact, cet auteur a indubitablement l'habitude d'écrire, mais il doit s'agir de rapports administratifs, d'articles se voulant "scientifiques" donc d'une tonalité "froidement objective", bref, de textes fort peu littéraires tout en exigeant une bonne maîtrise de l'écriture "documentaristique".
Dans ce roman, il ne réussit guère à quitter cette tonalité, il ne parvient pas à trouver "un style".
Par ailleurs, bien que traitant d'un important sujet – la prostitution forcée, le trafic de jeunes femmes tabassées puis mises sur le trottoir par les mafias d'Europe ex-communiste –, un sujet se suffisant à lui-même, l'auteur tient à insérer dans son texte des paragraphes entiers témoignant de ses connaissances "touristiques" de ces ex-pays communistes (principalement de la Moldavie et de l'Ukraine).
Ce genre d'insertions cultureuses à la mode Arte ou Géo n'est hélas jamais bienvenue dans un texte littéraire, et encore moins dans un roman policier où elles cassent la tension caractéristique d'une intrigue à énigme. Dans le cas de ce roman, elles paraissent de surcroît fort peu crédibles et tout droit sorties d'une consultation de "wikipedia".
Ce genre de défaut est particulièrement maladroit dans la scène (pp. 183-185) de la cheftaine du réseau de prostitution présentant la ville d'Odessa à une recrue qu'elle terrorise, mais ce genre d'interruption inopportune est hélas fréquente dans ce roman, à commencer (p. 30 puis 35-36) par les "splendeurs" du Sacré-Coeur de Montmartre.
L'auteur ne maîtrise pas l'usage des divers niveaux de langage, le même personnage est amené, dans un même paragraphe, à recourir aussi bien à des tournures précieuses qu'à un vocabulaire trivial, ce qui s'applique tout particulièrement au personnage central – Irina – mais aussi aux personnages secondaires.
Par ailleurs, il ne met en scène que deux types de personnages, les grands vilains méchants affreux bandits d'un côté, les tout plein gentils bisounours de l'autre, son récit ne comporte finalement que des archétypes.
Passons sur la vie privée de l'enquêteur, avec le portrait prodigieusement niais de son épouse avocate (pp.173-179).
La mièvrerie s'étend souvent au reste du récit, parsemé de formules dignes de la série "harlequin" comme
"des larmes embuèrent ses grands yeux bleus" (p.55)
ou encore
"elle avait une forte personnalité et avait toujours su s'assumer en tant que femme et en tant que mère" (p. 57), là, on patauge dans la revue de psychologie des profondeurs pour salon de coiffure.
Contrairement à ce que l'auteur nous assène au moins une fois par chapitre, l'intrigue est d'une simplicité... biblique, annoncée dès le titre en latin (!) pour culminer dans une scène finale qui se voudrait paroxystique alors qu'elle ne s'avère – au mieux – que pitoyable par son conformisme.
Pourtant, l'auteur avait au moins deux points d'appui consistants pour produire un texte intéressant : primo, il est lui-même professionnellement confronté à ces tristes réalités et connaît donc le sujet, secundo il met en scène un milieu habituellement décrié, celui des associations catholiques traditionalistes (y compris quelques ecclésiastiques) qui aident les prostituées (rappelons que dans l'affaire Strauss-Kahn/Dodo la Saumure, l'association "le mouvement du nid" fut la seule à soutenir les plaignantes jusqu'au bout de la procédure).
Au passage, il rate d'ailleurs un autre angle d'attaque : dans son roman (p.122), l'un des principaux pourvoyeurs, tabasseurs, assassins proxénètes agissant au sein de ces mafias, s'est fait alpagué une fois et a alors écopé d'une peine de cinq ans de prison.
L'auteur le mentionne en passant, sans faire le moindre commentaire sur la clémence de ce
verdict (il est vrai qu'en 2015, dans l'affaire Strauss-Kahn/Dodo la Saumure, le tribunal correctionnel de Lille avait relaxé douze des treize prévenus et même quasi entièrement débouté l'association "le nid" de toutes ses demandes de réparation du préjudice – en 2016, la Cour d'appel de Douai ne fit guère mieux).
Dernière remarque en passant : le texte est truffé d'innombrables erreurs typographiques, les gens publient chez "L'Harmattan" à compte d'auteur, pratiquement sans assistance éditoriale...
Toutes ces faiblesses me laissent supposer qu'il s'agit ici d'un "premier roman". Étant indulgent, j'ai tendance à penser que l'auteur devrait persévérer, s'entourer de véritables ami(e)s littéraires à l'oeil critique (qui bene amat, bene castignat) et tenter d'acquérir un style.
Dans un genre proche,
Olivier Norek ne cesse pour l'instant de s'améliorer au fil de ses publications qui sont maintenant à classer dans la gamme des romans de moyenne gamme honnête, avec une certaine valeur de témoignage faisant tout leur intérêt. Avec de l'entraînement, cet auteur
Eric le Loup devrait parvenir à se hisser lui aussi à un niveau honnête.
En attendant, ce genre de roman maladroit mais plein de bonne volonté devrait figurer au programme des étudiant(e)s en littérature, justement pour qu'elles et ils détectent toutes les faiblesses du texte.