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Alors que la science-fiction nous propose de nombreuses et sombres dystopies à l'aune de la crise écologique dont nous vivons les premières prémices, Camille Leboulanger nous offre une ambitieuse utopie post-capitaliste. C'est suffisamment rare pour être salué, suffisamment exceptionnel ces derniers temps pour être lu. C'est bien un projet politique et sociétal qui nous est donné de découvrir, un projet qui interpelle, fait réfléchir, perturbe, fait espérer aussi…Il éveille en nous un imaginaire collectif, un vivre ensemble possible, lumineux et respectueux, qui fait du bien en cette période angoissante.

Cette citation de Frédric Jameson de 1994 en prologue du livre est intéressante : « Aujourd'hui, il nous semble plus aisé d'imaginer l'absolue détérioration de la Terre et de la nature que la décomposition du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à quelque faiblesse de notre imagination.» Les dystopies partent en effet souvent de la détérioration de la Terre et analysent les conséquences de cette détérioration sur l'homme et la société. L'auteur français part, lui, de la décomposition du capitalisme, décomposition ayant manifestement, dans son livre, réussi à arrêter la détérioration de la Terre. Et il imagine les conséquences de ce changement total de paradigme économique sur la société. Eutopia est un livre éminemment politique.

Nous pouvons donc dire que ce jeune auteur n'en manque pas lui, d'imagination. 600 pages pour suivre la vie d'un citoyen, Umo, de sa naissance à sa vieillesse, au sein de cette société à la mentalité radicalement différente de celle d'aujourd'hui, une société dans laquelle n'existe plus le concept de propriété. Changement opéré en un siècle ou deux, après le « Siècle des Camps » (période dont il est fait allusion et nous comprenons plus ou moins que ce fut une période de grande violence, les changements climatiques ayant eu pour conséquences de vastes vagues migratoires et donc l'établissement de camps), aboutissant à la Déclaration d'Antonia dont les principes fondamentaux sont les suivants :

- Il n'y a de propriété que d'usage ;
- Toute propriété finit à la mort ;
- le sol, l'eau, l'air, ainsi que les règnes animal et végétal ne sont pas, ni peuvent être considérés comme des ressources ;
- Parmi les créatures vivantes, les actions de l'humanité ont le plus grand effet sur les conditions environnementales. Par conséquent, il est de sa responsabilité de modérer son propre impact, d'en corriger les effets négatifs, et de protéger le reste de la vie terrestre en assurant la perpétuation des richesses animale et végétale ;
- L'être humain n'est pas, ni ne peut être considéré comme une ressource ;
- L'éducation, la santé, l'alimentation, la justice, le logement et la maîtrise du travail sont des droits fondamentaux et inaliénables ;
- Chaque être humain est libre de corps et d'esprit. Aucun préjugé d'ordre moral ou religieux ne peut lui retirer cette liberté. Tout être vivant est libre d'aller et venir à sa guise ;
- Chaque être humain est un travailleur, de l'éducation à la mort. Par conséquent, chaque être humain a droit à un salaire ;
- Chaque être humain est libre d'user de sa force de travail dans quelques entreprise productive que ce soit, individuelle ou collective.

C'est dans ce contexte que nous suivons ainsi l'enfance, l'adolescence, la vie adulte puis la vieillesse de cet homme, et découvrons en quoi cette société se démarque de manière totalement radicale de celle que nous connaissons, notre société capitaliste, dans laquelle les personnes se définissent bien plus par ce qu'elles consomment que par ce qu'elles produisent, dans laquelle confort matériel (multiplication des appareils électroménagers, moyens de transport motorisés individuels, vaste production de mobilier en série), sécurité (protection de la propriété), et bonheur (bonheur de posséder du matériel, bonheur d'avoir un conjoint, d'avoir des enfants…) sont promis sous réserve d'être le plus fort, le plus méritant. La concurrence va donc de pair avec toutes ces promesses dans notre société, d'où des comportements violents et agressifs.
Camille Leboulanger imagine dans les menus détails une société dans laquelle la propriété disparaitrait et se pose la question des multiples impacts sociétaux de cette disparition à tous les âges de la vie.

« Lisez la littérature propriétariste : les bâtiments ne font que s'y dresser, imposants, avec parfois même une petite extension en forme de gland au sommet, pour bien comprendre. Paradoxalement, ils construisaient toujours les routes qui leur permettaient d'aller le plus vite possible. Tout ça pour ça… ».

Les conséquences sont multiples, le livre fourmille de riches et nombreuses références, je ne vais citer que les plus marquantes mais il y en a bien plein, c'est d'une grande et étonnante richesse. Concernant donc les plus marquantes, il y a tout d'abord celle relative au salaire à vie, les gens étant libres d'exercer les activités utiles à la société qu'ils veulent et sont assurés d'un salaire versé en propre dès la fin des études. Il est vrai que cette idée prend réellement sens dans une société dans laquelle il n'y a plus de propriété privée, plus d'entreprise, plus de capital.
La notion de travail, notamment son sens et sa finalité, est totalement revisitée, chaque individu peut prendre le temps de se chercher, de se trouver, de s'accomplir, de se réinventer à tout moment, sans pression, sans contrainte ni culpabilité. Dès l'enfance, les enfants ont l'habitude d'effectuer de nombreuses tâches au sein même de l'école, en autonomie, allant de la cuisine au ménage. le travail est davantage associé à l'amour, à ce que nous aimons faire et qui profite à tous, comme un geste d'amour donné gratuitement.
La notion de reconnaissance au sein de la société est également tout autre à celle que nous connaissons : ce que produit un individu est mis en avant et non ce qu'il possède. le livre fait ainsi la part belle aux gestes, assurés et délicats, qui produisent, réparent, font pousser, soignent, créent.
Autre chose notable : l'économie est totalement circulaire, locale, les déchets des uns étant les matières premières des autres, aucun aliment n'est transporté mais produit sur place, les objets sont réparés, réutilisés, sans cesse réemployés. La technologie est plus sommaire qu'aujourd'hui, la low-tech étant de mise en opposition à la high-tech telle que nous la connaissons aujourd'hui. Les transports ne sont que collectifs ou se font à vélo et à pied.

La décroissance structurelle est donc une réalité dans cette société qui a réussi aussi à maîtriser la croissance démographique, la politique de l'enfant unique, la fin du mariage et des liens parentaux rendant les naissances rares.

Car oui, bon, avec ce dernier élément mentionné, l'utopie frôle la dystopie par moment, l'absence de propriété s'étendant aux rapports humains mais surtout à notre lien avec les enfants. Si la liberté sexuelle peut être vue comme une avancée, du moins une grande liberté (comme nous n'appartenons à personne, nous sommes libres d'avoir de multiples partenaires quand nous le voulons et le livre met en valeur avec beaucoup de respect et même de beauté cette polygamie possible), le fait de voir disparaitre totalement la structure familiale, et surtout tout lien maternel et paternel, est tout simplement glaçant. C'est d'ailleurs le point d'achoppement, d'où émanent la critique et le malaise, même si cet état de fait est devenu une normalité pour l'ensemble des citoyens qui n'envisagent pas une vie autre.

Lorsqu'un enfant nait, les parents biologiques s'en occupent pendant trois ans, responsables de sa bonne santé. le salaire attribué au nourrisson leur revient durant cette période. A trois ans, l'enfant entre en classe et est désormais sous la responsabilité de la communauté toute entière. Tous les adultes de la communauté s'occupent de cet enfant à tour de rôle et peu à peu l'enfant ne distingue plus, parmi ceux-ci, ses véritables géniteurs. Il en a vaguement conscience mais il n'a pas d'attachement plus marqué que cela. Les parents estiment ce lien rompu comme faisant partie de l'ordre normal des choses. L'enfant est l'enfant de la communauté, il n'appartient à personne et donc n'appartient pas à ses parents biologiques. Cela m'a glacé…

J'ai été en revanche passionnée par la vision de la ville et du territoire déployée dans ce texte, c'est une sorte de manifeste sur la gestion des espaces dans un futur proche. Les villes, régies par le principe d'autosuffisance, et les territoires désormais sauvages, rendus à la nature, coexistent avec intelligence et équilibre. La ville, cette ville qu'est Antonia par exemple, fait rêver, agglomérat de petits villages reliés les uns aux autres par les lignes de tramway et un fin treillis de sentiers et de voies cyclables. le sol est recouvert d'herbe épaisse. La ville du futur, sans bruit, sans pollution, verdoyante. Des exemples d'autres villes aux évolutions différentes existent également dans le livre, et c'est passionnant de découvrir cette diversité des villes futures. On se rend compte à quel point le lieu a une puissance et une influence sur les mentalités et la culture des habitants qui vivent en son sein.

Ce n'est pas un livre dans lequel le lecteur trouvera de l'action, des rebondissements. Non, le livre est lent, il a son rythme, dégage un certain charme, une ambiance. le récit prend son temps à l'image de cette société dans laquelle la vitesse, la précipitation n'existe plus, et nous fait découvrir ces éléments petit à petit. On s'attache de façon croissante à Umo au fur et à mesure de l'intimité partagée, au fur et à mesure de son évolution en matière d'analyses, de plus en plus fines et subtiles D'abord un peu perturbée, je me suis adaptée au rythme du récit, et je me suis beaucoup attachée à ce livre. L'histoire d'Umo est mise au premier plan par rapport à la présentation de la société, ce qui en fait un livre particulièrement humain. Nous sommes loin, très loin, d'un manifeste froid faisant étalage d'idées et de connaissances. L'histoire, celle d'une vie dans toute sa grandeur et son insignifiance, a le dessus sur l'utopie présentée. Et cette histoire est de plus en plus lumineuse au fur et à mesure des chapitres, au fur et à mesure du temps qui passe.

« J'étais libres, nous étions libres, et cette liberté nous rendait responsables de notre présence complète auprès de celles et ceux qui partageaient chaque moment de la vie ».

J'ai été cependant surprise, ou suis restée sur ma faim, par quelques éléments de fond et de forme, éléments qui n'ont cependant pas terni mon plaisir de lecture :

- J'ai été surprise de constater que la viande faisait toujours partie de l'alimentation humaine (quoique en quantités moindres et selon un rituel qui se veut respectueux) à l'aune de la Déclaration d'Antonia dans laquelle il est spécifié que les animaux ne peuvent être des ressources ;
- La remise en question du lien coupé parents-enfants, est rare, exceptionnelle, et portée par la seule Gob, la compagne d'Umo, personnage a priori froid et inquiétant qui a beaucoup souffert durant son enfance de cette cassure avec ses parents avec lesquels elle voulait rester. Il n'y a pas place réellement au débat sur ce sujet pourtant si intime, sur cet instinct qui me semble si fondamental et constitutif, au-delà de notre humanité, de notre animalité, de notre instinct le plus primaire. Peut-on parler de propriété dans ce cas ? Seul le débat sur l'enfant unique est posé et alimenté de façon d'ailleurs très subtile et comme symbole du combat mené contre la Déclaration.
- Sur la forme, quelques coquilles sont présentes, essentiellement dans la première moitié du livre, comme si il n'y avait pas eu de relecture et, chose étonnante mais bien expliqué dans le tout dernier chapitre du livre, l'utilisation régulière du participe présent employée au féminin s'accordant au nom féminin le précédent, alors que par ailleurs l'écriture n'est absolument pas inclusive. J'ai trouvé cela d'abord déstabilisant, étonnant puis je m'y suis faite. (exemple : « Elle avait frappé vite et juste, comme déjà prête, attendante même cette éventualité »). de même j'ai été surprise par l'utilisation de « gens » au féminin (« peut-être que ces gens commentaient-elles ce que je venais de dire »). C'est un choix de la part de l'auteur qui évoque un retour à l'usage de la langue française antérieur au XVIIe siècle.

Ces bémols mis à part, bémols qui me semblent inévitables dans ce genre d'exercice de haute voltige, ce livre fleuve, lent et immersif, mais également très riche, est réjouissant. Il nous offre une vision d'un futur positif, non dénué de failles et de problématiques cependant, il réinvente un vivre ensemble serein et optimiste où l'Homme, éloigné des principes de propriété, semble avoir réussi à dompter violence, jalousie, envies incessantes de concurrence…Alors que le terme de « capitalocène » remplace de plus en plus celui d'Anthropocène pour expliquer comment nous en sommes arrivés là aujourd'hui, on aimerait y croire, on a un peu de mal cependant tant la nature humaine semble totalement pervertie…En attendant, ce livre met en valeur la belle vocation de la science-fiction : nous présenter des futurs possibles. de quoi élargir notre imaginaire et nous projeter différemment, malgré tout ! Un livre à partager, à méditer, à échanger, propice à un vaste débat sociétal !
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La notion de propriété exemptée pour créer un monde meilleur est le thème principal du début du roman. L'utopie règne alors dans le partage, le respect d'autrui. Les portes sont ouvertes, la bienveillance et l'écoute dans l'éducation sont primordiales. La hiérarchie n'a pas lieu d'être, on apprend, on aime, on change, on essaye dans la plus grande sérénité. Dans la plus grande sérénité ? Pas pour tout le monde hélas... L'amour filiale et maternelle semble " anormale", l'amour se partage comme tout le reste. Ce qui donne de longs sujets de réflexions.
****
Comme j'ai honte hélas de ne pas avoir apprécié ce roman à sa juste valeur. Probablement très impliqué et soigné comme Ru et Malboire... Mais voilà, j'ai fini par ne plus m'intéresser à la vie du protagoniste. Peut-être ré essaierais-je une autre fois car je reste convaincu que c'est un bon roman. Alors Camille, peut-être est-ce mon manque de patience ou est-ce que je ne serais pas ton lecteur cette fois ci ?
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Eutopia, ce sont d'abord les mémoires d'Umo, qu'il décide d'écrire alors qu'il se fait particulièrement vieux, pour raconter son existence, de son enfance à Pelagoya à sa vieillesse à Eutopia. Entretemps, beaucoup de lieux, beaucoup de métiers, beaucoup d'amis, beaucoup d'amours, une vie bien remplie mais non dénuée de questionnements existentiels, de moments de joie comme de peine... Une vie qui semble de prime abord on ne peut plus banale, on ne peut plus humaine.

Sauf qu'Umo est un enfant de la Déclaration d'Antonia, nouvelle ville construite il y a désormais de nombreuses années lorsqu'Umo naît, Déclaration qui trouve son origine suite au Siècle des Camps, dans lesquels étaient parqués toutes celles et ceux qui avaient dû quitter leur lieu de vie pour des raisons écologique, politique, économique, religieuse... Déclaration qui sonne le glas de la propriété, qui n'est désormais plus que d'usage : ainsi, la relation à la faune et à la flore, aux autres, aux objets... en est profondément autre, sans cette idée de possession, et l'être humain n'est plus qu'un élément parmi les autres sur la planète.

Mais, malgré la volonté de bien faire de toute une population qui ne veut plus dominer ce qui l'entoure par cette idée de propriété, la nature en premier lieu, les tensions restent, et se cristallisent, autour d'un point particulier : la notion de famille, qui a disparu, puisque chaque enfant, après sa naissance, ne reste pas avec ses parents - chacun.e n'ayant droit de n'avoir qu'un enfant -, mais navigue de maison en maison, accueilli par les adultes des villes ou villages, jusqu'à ce qu'il parte vivre de ses propres ailes à l'âge adulte. Et c'est toute la société, nouvellement créée, qui se remet continuellement en question pour une société toujours plus libre, toujours plus juste.

A travers un riche roman, à la plume fluide, très agréable à lire et à suivre, Camille Leboulanger nous propose un monde cohérent, d'une certaine douceur utopique très apaisante, pas toujours parfait, certes, mais c'est ce qui fait tout son sel finalement. C'est un roman qui fait du bien à l'ère de l'ultra-capitalisme, où peu possèdent tout, du réchauffement climatique et des camps de rétention à outrance à travers le monde.
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En 2021 paraissait « Ru », cinquième roman de Camille Leboulanger mettant en scène une créature colossale à l'intérieure de laquelle des humains avaient élus domicile et avaient construit un projet politique finalement assez similaire à celui qui est le nôtre aujourd'hui. L'occasion pour l'auteur d'aborder de nombreux sujets brûlants d'actualité comme le traitement réservé aux migrants, les violences policières ou encore l'écologie, tout en questionnant notre organisation sociale. Avec « Eutopia », Camille Leboulanger pousse plus loin encore la réflexion et opte pour l'utopie, un genre bien moins populaire que son antonyme et qu'on rencontre assez peu en imaginaire. La société mise en scène ici est directement inspirée des travaux du sociologue et économiste Bernard Friot (dont je vous recommande d'ailleurs les ouvrages) et s'est donc construite autour de deux grands principes qui tranchent radicalement avec notre cadre actuel : abolition de la propriété privée (remplacée par la copropriété d'usage) et instauration d'un salaire à vie pour tous les habitants à partir de 18 ans (attention rien à voir avec le revenu universel, le salaire présupposant une participation à la création de valeur économique par tous). Nous voici donc plongé dans cette société utopique créée suite à ce que les personnages nomment « la déclaration d'Antonia », un texte fondateur qui posa les bases de l'organisation politique d'Antonia dont il fixe les grands principes et qui mis fin au « Siècle des Camps ». le préambule à cette déclaration donne le ton, puisqu'y figure des articles stipulant que « il n'y a de propriété que d'usage », que « la santé, l'éducation, la justice, le logement, l'alimentation et la maîtrise du travail sont des droits fondamentaux et inaliénables », ou que « le sol, l'eau, l'air, ainsi que les règnes animal et végétal ne peuvent être considérés comme des ressources. » Des revendications que l'on retrouve essentiellement du côté de la gauche radicale et qui aura donc tendance à fédérer principalement des lecteurs sensibles aux causes défendues par ce courant politique (difficile de prédire ce qu'en penserait un électeur de droite mais mon petit doigt me dit que l'expérience ne le séduirait pas des masses...).

En ce qui me concerne je me suis sentie plutôt dans mon élément, et j'ai pris énormément de plaisir à la lecture de ce roman. L'auteur opte pour une narration à la première personne et met en scène Umo, un personnage que l'on va suivre de son enfance jusqu'à ses dernières années. Ce récit autobiographique commence dans un petit village, alors que le protagoniste n'est encore qu'un jeune garçon, et se poursuit tout au long de sa vie, de son entrée au secondaire dans la ville de Grévi à son installation dans la capitale Antonia en passant par ses voyages, ses études, ses histoires d'amour, sans oublier les différents métiers qu'il a pu exercer. Outre l'histoire de sa vie et son portrait, Umo nous livre également celui de la société dans laquelle il vit et dont on se familiarise peu à peu avec les usages. Les deux paramètres que constituent l'abolition de la propriété privée et le versement d'un salaire à vie changent à eux seuls totalement le mode de vie des habitants de cette utopie qui sont libres de s'installer où ils le souhaitent, d'exercer le métier qu'ils désirent, et surtout qui bénéficient tous sans exception de conditions de vie dignes. le roman fait plus de six cent pages, ce qui laisse suffisamment de temps à l'auteur pour s'attarder sur tous les aspects de cette société utopique qui a le mérite de proposer des alternatives plausibles à des choses que l'on a tendance à croire immuables ou irréalisables. le récit a également l'avantage de ne pas se limiter à énumérer des grands principes, mais met au contraire en scène des applications concrètes. Comment s'organise la vie en copropriété dans un immeuble ? Comment s'organise le travail en l'absence de véritable hiérarchie ? Comment les habitants mangent-ils ? s'approvisionnent-ils ? Avec quels produits ?… Autant de questions pratiques auxquelles l'auteur donne ici des pistes de réponse, la plupart empruntées aux théories formulées par Bernard Friot et l'association Réseau Salariat comme la sécurité sociale de l'alimentation, la copropriété d'usage des outils de travail ou le droit de participer aux instances de coordination de l'activité économique et politique.

L'aspect purement utopique du roman est donc une vraie réussite, et, pour les lecteurs qui portent ce type de revendications et aspirent à ce type de société, la lecture se révèle être une véritable bouffée d'air frais. Bref, Eutopia est un univers dans lequel on se sent bien, et dans lequel on a envie de rester. Là où le bât blesse, c'est du côté de l'intrigue., l'utopie étant, par essence, assez limitée en terme de ressorts dramatiques. Un écueil auquel l'auteur a tenté de pallier en introduisant un élément perturbateur en la personne de Gob, le grand amour du narrateur et avec laquelle il entretient une relation complexe. On n'est d'ailleurs pas loin du « Quand Harry rencontre Sally », les deux personnages passant leur temps à se croiser et se séparer pour mieux se retrouver ensuite. Gob est intéressante dans le sens où elle se montre assez critique à l'égard de cette utopie dont elle ne remet pas en cause le bien-fondé des principes mais dont elle questionne tout de même certains aspects. C'est le cas notamment de la disparition de la cellule familiale (les enfants étant élevés par la communauté dans laquelle ils grandissent et non pas seulement par leurs géniteurs) qui provoque une grande souffrance chez la jeune femme, ce qui permet à l'auteur d'explorer les limites de son utopie et de se livrer à une intéressante réflexion : peut-on être malheureux lorsque l'on vit dans une société qui répond à tous nos besoins et dans laquelle nous serions totalement libres ? En dépit de la présence de cet élément subversif au sein de l'intrigue, il faut toutefois reconnaître que celle-ci aurait mérité d'être un peu plus étoffée sur le fond, et sacrément réduite sur la forme. Quant bien même le roman nous procure un agréable sentiment de bien-être et se montre captivant par moment, on ne peut s'empêcher de parfois trouver le temps long, le récit manquant de rythme et s'enlisant dans des considérations parfois peu passionnantes.

Le roman repose toutefois sur un autre point fort : ses personnages. Umo est un narrateur touchant car particulièrement sensible et attentif aux autres. le fait de le suivre d'un bout à l'autre de son parcours participe évidemment à créer un lien très fort entre lui et le lecteur qui ne peut s'empêcher de mesurer avec émotion le chemin parcouru. Gob est pour sa part plus ambiguë, moins abordable, mais le rôle de grain de sable qui est le sien participe à la rendre sympathique, en dépit de sa froideur apparente. Il en va de même de son amour des livres et de l'importance qu'elle accorde à l'écriture, deux aspects de sa personnalité qui contribueront sans doute à renforcer l'attachement du lecteur à son égard. le roman ne se réduit cependant pas à ce duo, et la galerie de personnages qui gravite autour du protagoniste est abondante, ce qui s'explique sans mal étant donné l'ambition du roman de retracer une vie entière. Les relations amoureuses du narrateur occupe une large partie de l'intrigue, ce qui peut parfois s'avérer lassant, même si l'auteur prend soin de développer la personnalité de ses amantes qui ne sont jamais cantonnées au simple rôle de potiche. Camille Leboulanger accorde d'ailleurs beaucoup de soin aux relations entretenues entre son narrateur et les femmes, la société mise en scène ici reposant aussi sur l'égalité entre les femmes et les hommes, et ce dans tous les aspects de la vie. Cela change évidemment là encore pas mal de choses, que cela concerne le monde du travail, les relations intimes ou même le langage. L'auteur prend en effet le parti de changer quelques usages linguistiques en féminisant un certain nombre de mots et en pratiquant l'accord en genre et en nombre des participes présents, de même que l'accord de proximité. Contrairement à l'idée reçue qui voudrait que l'écriture inclusive soit illisible, le résultat est ici réussi, certains changements faisant certes un peu tiquer au départ mais finissant par se fondre complètement dans la plume de l'auteur. le style de ce dernier est d'ailleurs très agréable, soigné mais jamais pompeux en ce qui concerne la narration, spontané et dynamique dès lors qu'il s'agit de dialogues.

« Eutopia » est une oeuvre ambitieuse qui met en scène une utopie convaincante et abondamment documentée basée sur l'abolition de la propriété et le salaire à vie. La plongée dans cette société idéale est saisissante et agréable, mais le roman souffre de longueurs qui viennent parfois ralentir la lecture et atténuer l'immersion. La lecture vaut toutefois largement le coup d'oeil, ne serait-ce que pour voir s'élargir son horizon politique et faire la connaissance de personnages particulièrement touchants.
Lien : https://lebibliocosme.fr/202..
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Eutopia est un roman très ambitieux. Camille Leboulanger imagine en effet une utopie que je serais tenté de qualifier d'anarcho-communiste, avec une société basée sur le salaire à vie et sur l'abolition de la propriété.

Dans un futur plus ou moins proche, après un long siècle de crises multiples, la Déclaration d'Antonia a aboli la propriété et réorganisé la société.

Nous suivons la vie d'Umo, de son enfance jusqu'à sa vieillesse. C'est d'abord le récit d'une vie quotidienne presque banale, avec juste ce qu'il faut de décalage avec notre réalité pour que ce soit dépaysant et captivant. Les âges de la vie d'Umo nous permettent de découvrir l'organisation de la société antonienne, que ce soit pour l'éducation, le travail, le logement, la santé, les relations amoureuses, le rapport à l'environnement, etc.

A travers cette société utopique quoiqu'imparfaite, Camille Leboulanger nous propose de porter un regard sur notre propre société, un regard qui nous met face à nos contradictions et nos impasses. Il nous offre un dépaysement porteur d'espoir, en apportant la preuve par la fiction qu'un autre monde est possible, pour reprendre un slogan fameux.

Certains regretteront peut-être que ce roman soit trop politique, mais j'imagine que cette critique viendra surtout de ceux qui s'opposent aux idées que ce roman porte et qui n'auraient de toute façon pas été convaincus. Pour ma part, je suis de ceux qui considèrent que la science-fiction a pour vocation de nous interroger sur notre société et d'imaginer d'autres futurs possibles, loin du statu-quo et des discours affirmant qu'il n'y a pas d'alternative. Ce livre montre le contraire : des alternatives sont possibles, il suffit de les imaginer avant de les réaliser.
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Il y a des livres qui éveillent des imaginaires politiques magnifiques. Il y a des livres qui transforment des concepts froids en possibilités vivantes que l'on peut effleurer du doigt. Il y a des livres qui ébranlent des certitudes que l'on croyait figées. Il y a des livres qui enflamment l'espoir. Il y a des livres que l'on imprime au creux de soi.

Parce qu'ils sont nécessaires.
Parce qu'ils sont évidents.

Eutopia fût tout cela pour moi. Et pourtant tellement plus.
C'est le récit de Umo. le récit d'une vie fictive qui m'a boulversé à un point qu'elle en occulterai presque le contexte politique du roman. Je dit presque, parce qu'au bout du compte, le contexte prédétermine toujours nos vies.
Un peu de contexte, donc :

Bienvenue dans un monde meilleur.

La Terre a été ravagée par le capitalisme pendant des siècles. Après une longue période sombre, une société nouvelle a éclos. Une révolution politique et intellectuelle a donné naissance à la déclaration d'Antonia, acceptée en conscience par tous et toutes, et qui régit les principes de vie de cette société qui tend vers l'utopie :

- Il n'y a de propriété que d'usage ;
- Toute propriété finit à la mort ;
- le sol, l'eau, l'air, ainsi que les règnes animal et végétal ne sont pas, ni peuvent être considérés comme des ressources ;
- Parmi les créatures vivantes, les actions de l'humanité ont le plus grand effet sur les conditions environnementales. Par conséquent, il est de sa responsabilité de modérer son propre impact, d'en corriger les effets négatifs, et de protéger le reste de la vie terrestre en assurant la perpétuation des richesses animale et végétale ;
- L'être humain n'est pas, ni ne peut être considéré comme une ressource ;
- L'éducation, la santé, l'alimentation, la justice, le logement et la maîtrise du travail sont des droits fondamentaux et inaliénables ;
- Chaque être humain est libre de corps et d'esprit. Aucun préjugé d'ordre moral ou religieux ne peut lui retirer cette liberté. Tout être vivant est libre d'aller et venir à sa guise ;
- Chaque être humain est un travailleur, de l'éducation à la mort. Par conséquent, chaque être humain a droit à un salaire ;
- Chaque être humain est libre d'user de sa force de travail dans quelques entreprise productive que ce soit, individuelle ou collective.
De fait, fini le capitalisme, fini le productivisme, fini la pression, fini la vitesse. Tout cela laisse la place à une décroissance structurelle, bénéfique pour tous et toutes.

Au fil de ses voyages et de sa vie, Umo fera l'expérience de l'amour libre, du travail libre, et de l'entraide devenue systémique. Mais il devra aussi faire face à la jalousie et à l'attachement toxique, des sentiments qu'il ne comprends pas toujours.

L'histoire avançant, les raisonnements de Umo se complexifient et évoluent. Son récit s'affine, devient plus subtil en réflexions et nuances. Pourtant, au delà des concepts politiques, c'est une histoire remplie de personnages extrêmement touchants et fouillés que nous propose l'auteur.

Et c'est de son amie Gob qu'émergera l'une des parties les plus riches du livre. Gob ne se satisfait pas des choses, elle questionne, doute, et critique cette "utopie" qui l'a traumatisé. La liberté est elle exempt de responsabilités ? Peut on imposer des règles pour le bien commun, fussent elles les plus vertueuses possibles ? Peut on faire mieux ? ... Doit on faire mieux ?

Eutopia est un livre fondamentalement politique, qui tisse les racines d'une société (en)viable et crédible, basée sur les travaux de Bernard Friot et de l'association Réseau Salariat . Pour autant, loin d'être un tract politique dénué d'émotions, c'est aussi un récit de vie touchant, qui m'a brisé en deux plusieurs fois, et qui foisonne d'idées géniales que je ne détaillerai pas ici pour ne pas gâcher les surprises 😉

Lisez-le. Ou, à tout le moins, parlez en autour de vous. Je suis convaincu que c'est un livre important, capable de déployer un imaginaire vital.

Puissions nous faire advenir ce possible.
Merci Camille.
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Bon les enfants, en ce moment c'est pas trop la fête dans ma petite tête (j'aime pas l'hiver que voulez vous) et je me suis dit qu'un postapo utopique ne pouvait pas faire de mal.
J'ai découvert la plume de Camille Leboulanger grâce à une masse critique de Babelio, Bertram le Baladin, et depuis j'aime tomber sur ses écrits.
Et de fait, on se balade à lire ce gros livre sans souci. Ce n'est pas un post apo en fait mais plutôt un post capo', un après monde de maintenant, comme si l'humanité avait enfin choisi de ne plus niquer la planète.
Ce n'est pas vraiment un post capitalisme non plus mais "juste" le récit de la vie d'un homme, Umo, que l'on suit de l'aube au crépuscule de son existence. Ainsi à le voir voyager de villes en villages, d'occupations en métiers, on comprend comment est construit ce monde proposé. de ses modes de vie, pensées, activités, amours et tout. En fait on a bien de la chance, c'est le personnage idéal pour nous faire découvrir ce monde Eutopique. L'homme a periclité suite à une convention signée il y a quelques générations où la propriété a disparu, les naissances contrôlées et l'éducation partagée (en mode tribu). le salaire est universel car tout le monde travaille même si son activité ne produit rien. Aussi Umo, l'idéal personnage, va vivre plusieurs vies. Tour à tour jeune adulte, inventeur, fée du logis, artiste, aventurier ou politicien. Hétérosexuel, asexuel, polyamoureux. Il va nous faire découvrir ce nouveau monde. Nous le faire rêver. Cette possibilité de changer de voie à tout âge. D'apprendre si on le souhaite. D'être faillible. Ambitieux ou un peu sauvage tout en ayant toujours sa place

Néanmoins c'est là que Camille Leboulanger est fort. Tout n'y est pas parfait, cette société l'est par consensus, mais rien n'est fixé. Et certains comme Gob ou même des villages entiers ne se retrouvent pas là dedans, et y sont malheureux. Et donc même si principalement toute l'histoire suit une vie, celle d'Umo, une vie dans une société mieux pensée, on aborde aussi les travers. Et moi Gob je l'aime beaucoup. Elle incarne les paumés de chaque ère de notre société d'hommes. de ceux qui, malgré les belles couleurs sur le papier, ne trouvent pas leur place. Qui se révoltent même de ne pas avoir les clés. Ou de ne pas s'en servir comme les autres. Même la liberté est un moule dans lequel il faut rentrer.

Donc voilà. Ça m'a pris énormément de temps car j'ai du mal à lire en ce moment mais j'ai beaucoup aimé lire cette vie, j'ai été émue d'en lire les dernières phrases


Pour finir je vais citer une des citations en exergue.
« Aujourd'hui, il nous semble plus aisé d'imaginer l'absolue détérioration de la Terre et de la nature que la décomposition du capitalisme tardif; peut-être cela est-il dû à quelque faiblesse de notre imagination. »

Quand on voit le théâtre de grand guignol auxquels jouent tous nos puissants. Comment croire qu'on peut vraiment tout changer sans avoir d'abord tout anéanti ? Ce n'est pas un manque d'imagination (sauf peut-être en littérature) c'est juste un impuissant désespoir.


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Covid-19, montée de l'extrême droite, guerre en Ukraine, catastrophes climatiques à répétition, le panorama actuel a de quoi plomber les âmes les plus optimistes. On ne voit pas bien comment on pourra sortir du bourbier dans lequel le capitalisme nous a enfoncé, et malgré nous, résonne parfois dans nos esprits la sentence de Maggie «The Witch» Tatcher, There is no alternative.
Ainsi, il serait plus facile d'imaginer la fin du monde, que la fin du capitalisme pour reprendre les propos du philosophe américain Frederic Jameson. Signe, s'il en est, de cette tendance, les dystopies ont toujours été plus nombreuses dans la production culturelle que les utopies.
Alors quoi, tout est foutu ? Fichtre que non ! Camille Leboulanger, dans la lignée des Dépossédés d'Ursula le Guin, nous prouve le contraire en invoquant la science-fiction pour dessiner une eutopie (du grec ancien «le bon lieu») libertaire qui a de la gueule et redonne espoir en un futur désirable.

Eutopia est le récit autobiographique fictif de Umo, dont nous allons suivre la vie, les amours, ses peines, ses joies, de son enfance au crépuscule de sa vie. La société dans laquelle il évolue s'est constituée sur les principes de la Déclaration d'Antonia qui ne reconnaît que la propriété d'usage : la terre, les plantes, les animaux ne sont plus considérées comme des ressources naturelles, les moyens de production sont régis par une copropriété d'usage, et l'autogestion permet la prise de décisions. Les citoyen·nes, à leur majorité et jusqu'à leur mort, bénéficient d'un salaire à vie, financé par les cotisations sociales, et qui permet à chacun·e la maîtrise de son travail et de sa vie.
Camille Leboulanger a ainsi imaginé une société post-capitaliste, organisée à partir des théories du sociologue Bernard Friot et du Réseau Salariat, et nous démontre que nous avons des outils à notre disposition, dont nous connaissons le potentiel émancipateur (la Sécurité Sociale, le système des retraites) qui pourraient servir des projets révolutionnaires (une société libérée des institutions capitalistes).

Au fur et à mesure que nous découvrons le quotidien d'Umo, nous découvrons le fonctionnement de cette société : éducation des enfants, écologie, relations entre les femmes et les hommes, organisation du travail, système de santé, système alimentaire, démocratie, modes de déplacement tout est construit et repensé sur une base où la propriété lucrative a été bannie. Quelques passages permettent également de voir comment cette nouvelle civilisation gère les héritages empoisonnés laissés par notre civilisation (nucléaire, étalement urbain et dépendance au béton).

Eutopia c'est aussi une histoire d'amour, entre Umo et Gob, histoire complexe, passionnante et bouleversante qui expose les conséquences de la fin de la propriété sur les relations amoureuses, la famille et les liens entre adultes et enfants.
Dans cette société, les enfants, à l'âge de 3 ans, quittent leurs parents biologiques pour être élevés par l'ensemble des adultes de la communauté. le modèle de la famille nucléaire traditionnelle (père-mère et des enfants) que nous connaissons n'existe plus. Disons-le clairement : on est bousculé par cette organisation sociale où les enfants sont les enfants de tous·tes et que les rôles sociaux de père ou de mère ont disparu. C'est déstabilisant pour les lecteur·trices et pour le personnage de Gob, qui nourrira une incompréhension sur ces relations adultes-enfants, ou sur la limitation d'un enfant par paire d'adultes, ce qui ira jusqu'à perturber les principes de la Déclaration d'Antonia...

D'ailleurs, l'auteur sait jouer du suspens pour nous faire découvrir la manière avec laquelle on est passé du Siècle des Camps (la dénomination de notre époque) à la Déclaration d'Antonia où les frontières ont disparu. Si on ajoute à cela l'avidité de découvrir le fonctionnement de cette société post-capitaliste, et de savoir comment va se terminer l'histoire entre Umo et Gob, Eutopia est un roman captivant et optimiste que l'on est bien en peine de refermer une fois finie, tant on voudrait que notre monde ressemble à celui décrit tout au long du récit.
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Une expérience de pensée science-fictive passionnante, pour imaginer, fondamentalement, en roman d'apprentissage à l'échelle d'une vie entière, la possibilité radicale d'existences collectives et individuelles alternatives, après avoir évité de justesse l'effondrement écologique du siècle des camps.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/04/note-de-lecture-eutopia-camille-leboulanger/

Le monde a eu très chaud, littéralement. À l'extrême bord d'un effondrement total, climatique et écologique, un sursaut radical a pourtant eu lieu : de nombreux responsables de grandes villes (dont nous apprendrons en temps utile, au fil de quelques plongées historiques, certains éléments particuliers de leur background), avec un immense soutien populaire, ont signé, les pieds déjà dans le gouffre, la déclaration d'Antonia, dont le premier article abolissait toute propriété autre que d'usage, prononçant ainsi, entre autres choses et de facto, la fin du capitalisme.

Bien des années plus tard, en une sorte de vaste roman d'apprentissages multiples, nous suivons un groupe d'enfants, de l'école primaire à leur vieillesse, qui vivent au quotidien cette utopie / eutopie, dans les joies et les difficultés, les lumières et les incompréhensions, la déconstruction de vieilles lunes qui furent jadis de fausses évidences et le questionnement paisible mais sans relâche des nouveaux paramètres de la vie collective devenue de nouveau possible.

Au fil de ces 600 pages minutieusement inscrites dans une vie matérielle quotidienne et dans un questionnement tous azimuts de nos fausses certitudes encore si dominantes (comme le rappellent les cris d'orfraie dénonçant à qui mieux mieux le radical « terrorisme » de celles et ceux qui ne veulent pas aujourd'hui se résigner à la destruction écrite par le capitalisme tardif), Umo, Gob, Ulf, Livia, Shauna, Budur, Merlin et les autres nous invitent à une passionnante exploration, loin des théories (ce qui n'exclut jamais de pouvoir en discuter au moment approprié de leurs vies et du récit) et au plus près du quotidien, d'un monde débarrassé de la propriété privée et de l'esclavage du salaire à gagner quoi qu'il en coûte par ailleurs.

Publié à L'Atalante en octobre 2022, le sixième roman de Camille Leboulanger, un an et demi après « Ru » et « le Chien du Forgeron », tente un pari un peu fou, et le réussit magnifiquement : pour faire mentir l'adage attribué tantôt à Fredric Jameson tantôt à Slavoj Žižek, et même occasionnellement à Jean Ziegler ou à Mark Fisher – qui, lui, l'attribuait correctement (en substance, « Il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme »), il nous propose une approche fictionnelle méticuleuse – et passionnante – d'une utopie / eutopie en train d'avancer sans la domination de la plus-value économique, en réécrivant le code-source du roman d'apprentissage et de l'ampleur méthodique qui l'accompagne classiquement.

« Eutopia » avance naturellement sous le double signe d'Ursula K. Le Guin (« Les dépossédés », 1974), sans l'ambiguïté propre au travail effectué sur l'anarchie d'Anarres vivant à l'ombre du capitalisme féodalisant d'Urras, et de Kim Stanley Robinson (« La trilogie martienne », 1992-1996), mais en se concentrant sur l'après-émancipation, et non sur l'émancipation en train de se faire (c'est dans les parties du roman se préoccupant, uniquement historiquement, de la sortie du « Siècle des Camps » – le nôtre, grosso modo, avec tout ce qu'il a déjà produit et ce vers quoi il semble conduire si inexorablement – que le parallélisme avec la complexe « révolution martienne » se révèlera à son tour). Encore davantage sans doute, « Eutopia » s'inscrit dans une double lignée marxienne et braudélienne, tant la « vie matérielle », si négligée le plus souvent par la science-fiction, y joue un rôle essentiel. En un mouvement qui rejoint curieusement le travail désormais au long cours d'une Becky Chambers, il s'agit bien ici aussi de vaincre la malédiction littéraire du « Les peuples heureux n'ont pas d'histoire », en se penchant sur des rituels de partage de thé comme sur la création de lampes articulées individuelles : le geste artisanal qui caractérise, le moment venu, toute une chacune et tout un chacun, dans un univers où le salaire universel est une évidence (et où le « Tour de France » de la tradition du compagnonnage ouvrier trouve une résonance neuve), joue ici un rôle à part entière, aussi discret soit-il.

Camille Leboulanger ressuscite ici, pour notre grand bonheur, la plus riche tradition de l'expérience de pensée science-fictive. S'il maîtrise quasiment tous les codes de la « grande narration », il ne se croit pas obligé, comme y incite tant de nos jours le mimétisme souvent quelque peu moutonnier des ateliers d'écriture – et comme s'y refuse aussi Kim Stanley Robinson -, à tout sacrifier au sacro-saint « Show Don't Tell » : sans aucune « scène d'exposition » de triste mémoire ailleurs, il tire pleinement parti des possibilités de la discussion, de l'échange productif de vues, de différences, de subtilités, qui fait partie de la littérature comme de la vie, quoiqu'en disent les maîtres simplificateurs. Si l'enfer est peut-être pavé de bonnes intentions, il semble certain que le paradis ne peut faire l'économie de la confrontation des points de vue (ligne de survie qui habite d'ailleurs l'utopie radicale au sens si productif d'Alice Carabédian).

Joliment soutenue par le motif du « Moonchild » de King Crimson (qui n'a ici absolument rien de gratuit, tant ses paroles collent poétiquement au propos du roman – rien d'étonnant après tout pour une longue chanson de 1969 dont deux parties s'intitulaient « le rêve » et « L'illusion »), ne dédaignant pas de traiter précisément de la possibilité de la désillusion (on songera peut-être à certains moments à l'étrange retour du kibboutz, si poignant et si intelligent, de l'Israélienne Yaël Neeman dans son « Nous étions l'avenir » de 2011), « Eutopia » s'attaque ainsi, frontalement ou dans un jeu interstitiel selon les cas, aussi bien à l'évidence fondamentale du vivant qu'à la notion même de parc naturel, au goût (qui ne nécessite pas uniquement une critique sociale de son jugement – coucou, Pierre Bourdieu) comme à son articulation avec le végétarisme ou le véganisme, aux différences de genre et à leur inscription dans la vie affective, aux renouveaux possibles de la notion de commun et de celle de commune, en inscrivant l'ensemble dans une véritable approche systémique (où l'on retrouve encore cette jubilation de lectrice ou de lecteur face à l'intelligence englobante de la « Trilogie martienne »), où l'enfance est la clé, une fois franchies les serrures carnivores des cellules familiales questionnables et de la connaissance historique indispensable.

Si le leitmotiv de cette quête collective incarnée avec soin et talent dans des individus est bien la réduction de l'impact humain (que souligneront savoureusement les clins d'oeil aux soviets, à l'électricité et à la division – socialiste – du travail), « Eutopia » parvient à s'imprégner joliment d'une douce mélancolie qui n'a rien de défaitiste, bien au contraire, à résoudre le paradoxe apparent d'un nouvel espoir qui s'enracinerait dans les désespoirs d'Antoine Volodine et de Giorgio Agamben, et à nous proposer une magnifique réflexion sous-jacente sur ce que nous font les récits et la littérature. Une oeuvre essentielle, à beaucoup de points de vue, qui relève avec courage et tendresse les véritables défis de la science-fiction contemporaine.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Suite à la déclaration d'Antonia, la notion de propriété a été abolie et la société en a été bouleversée. Nous suivons ici Umo, un jeune garçon de Pelagoya, qui va grandir en suivant les principes énoncés par la déclaration d'Antonia et nous faire découvrir cette société.

J'ai beaucoup aimé les deux premiers chapitres (pourtant extrêmement longs comme tous les chapitres de ce roman) malgré le peu d'action. A ce stade, j'imaginais que l'auteur mettait en place le contexte et je ne voyais donc pas de mal à prendre un peu son temps. de plus, l'écriture était très agréable, il y avait des partis pris intéressants dans la langue utilisée, Umo semblait attendrissant, et certaines des idées défendues par l'auteur étaient plutôt intrigantes.

Le problème, c'est que plus j'avançais dans le roman, moins il se passait de choses. J'ai apprécié pas mal de livres au rythme un peu lent et aux enjeux pas forcément très épique, mais là, c'était trop pour moi (ou plutôt trop peu en l'occurrence). J'ai vite compris que le roman n'était finalement qu'une biographie d'un personnage à qui il n'arrive strictement rien (si ce n'est des déceptions amoureuses). D'ailleurs, ce personnage qui semblait si attachant dans les premiers chapitres est vite devenu très lassant. Hormis les filles et fumer de l'herbe, il n'y a quand même pas grand chose qui l'intéresse. Sans parler de sa naïveté poussée à l'extrême et de son désoeuvrement total.

Et c'est donc là que je me suis arrêté, persuadé que c'était vraiment le rythme de l'histoire qui m'avait posé problème. Sauf qu'en y réfléchissant et en en parlant avec les personnes avec qui je le lisais, je me suis rendu compte que beaucoup de choses dans le fond du roman me posaient problème.

Bon déjà, certaines des idées proposées par l'auteur sont hautement irréalistes : en soi, c'est une utopie donc pourquoi pas, tout peut être imaginé. En revanche, ce qui m'a gêné c'est surtout que certaines idées ne m'ont vraiment pas semblées très saines. Je pense notamment à la vision de la famille et de l'amour qui est d'une froideur extrême. Je suppose que ça explique pourquoi les personnages ont l'air si peu heureux dans cette utopie, même si on essaye de nous faire croire l'inverse.

Une autre chose qui m'a dérangé, c'est le nombre d'incohérences dans le discours. Par exemple, la première page nous explique que la faune et la flore ne peuvent en aucun cas constituer une ressource pour l'humain. On nous explique ensuite un peu plus tard que tuer et manger des animaux ne pose pas de problème puisqu'on les a aimés et traités de manière humaine avant de les abattre.

Dans le même genre, le traitement de l'orientation sexuelle est un peu bizarre. On nous explique que tout est accepté avec bienveillance, mais on nous propose aussi une scène qui met extrêmement mal à l'aise au début du récit où les enfants découvrent que deux hommes ont une relation amoureuse (si tant est que l'amour existe dans cette société), et ils commencent à les suivre et à les observer comme s'il s'agissait là de quelque chose d'extrêmement bizarre pour eux. Étrange dans une société prétendument ouverte sur la question.

Enfin, ce qui m'a peut-être le plus dérangé, c'est la façon dont rien ne peut être remis en question dans la société. Il n'y a qu'un personnage qui se pose des questions sur le mode de vie et sur ce qui a mené à une réforme aussi radicale, et ce personnage est présenté comme étant problématique et franchement antipathique. Peut-être que tout ça finit par être adressé et qu'on se rend compte à la fin que ce n'était finalement pas vraiment une utopie, mais à en croire les avis que j'ai pu lire, ça ne m'a pas l'air d'être le cas. En tout cas, moi je n'ai pas eu l'impression qu'on me poussait à réfléchir mais plutôt qu'on essayait de m'imposer une pensée, ce que je ne trouve pas franchement agréable. Dommage.
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