Te souviens-tu de nos promesses ?

Elle a le sourire encore timide, mais c’est déjà ça de gagné. Je n’espérais pas mieux. Elle ne peut pas comprendre l’effet que cela me procure de la voir prendre un peu de plaisir, être heureuse, simplement. J’ai l’impression de me rattraper, au moins un peu, pour toutes ces années où je n’ai laissé qu’une empreinte terne et sèche sur son visage.

Moi, je veux évoluer. Grandir. Devenir une meilleure personne. Je ne veux plus me vautrer dans ma médiocrité et ma dépendance émotionnelle.

Enivrée par la vitesse, personne ne peut plus m'arrêter. Je voudrais retarder demain et vivre à fond cette journée. Philippe a tellement peur que je peux sentir son cœur accélérer à mesure que j'appuie sur la pédale d'accélération.

Quoi que nous ayons fait dans notre vie, tout a toujours été dicté par Philippe. Il a toujours été le décisionnaire principal et final de notre relation. Aujourd'hui, d'une certaine façon, j'ai l'impression de prendre le contrôle, et qu'il le perd. Ce n'est pas qu'une illusion, un fantasme né dans mon esprit complexé, mais une réalité. Il le sent. Il le sait, et il sourit.

Maintenant, j’ose. Je parle. Je décide de prendre ma vie en main pour la modeler comme je l’entends, parce que cette existence que nous menons est une pâte avec laquelle nous pouvons former tout ce que nous voulons. Le plus dangereux n’est pas de s’y atteler, mais au contraire, de rester inactif. Parce que c’est quand nous sommes dans l’inaction que les autres sont plus prompts à modeler notre pâte à notre place. Ils la façonnent comme ils l’entendent, comme ils pensent que c’est le mieux pour nous, alors que nous sommes les seuls habilités à le savoir. Personne ne nous connaît mieux que nous. En fait, personne ne nous connaît vraiment. Tout court. L’oublier, c’est prendre le risque de ne plus s’écouter et de quitter le chemin d’une existence paisible et heureuse pour s’engager sur des sentiers ardus. Ferme-la, petite voix. Je ne sais rien, sinon que je veux la faire danser. Je claque la porte du réel, et attrape ses mains. Elle a un geste de retrait, et me regarde avec stupeur. — Qu’est-ce que tu fabriques ? Je retente ma chance, qui s’avère plus concluante, cette fois-ci. Elle ne retire plus ses mains. Elle se laisse entraîner dans la danse. Sa chanson préférée passe. Celle sur laquelle nous dansions, avant. «   What a wonderful world   ». Pour une fois, je suis bien d’accord.   Premiers mouvements, sur les premières notes. Ce qui ressemble à du violon, mais je ne suis pas expert en la matière. — Tu te souviens ? — Ne dis pas ça… La même danse que sur la vidéo. La même chanson. Des années plus tard. Nos visages ont vieilli, nous avons pris quelques rides, nous nous sommes usés, mais l’intérieur est resté intact. Il n’y a que l’enveloppe, la coquille, qui souffre du temps. L’esprit, lui, peut rester frais et jeune aussi longtemps qu’il le souhaite. Rien n’a d’emprise sur lui. Mon coeur bat à tout rompre lorsqu’enfin elle décide de se laisser aller. Je suis nerveux. Danser, c’est célébrer. Aussi bien la vie, que ce que nous sommes. C’est célébrer l’instant, quelle que soit la danse. C’est accepter d’être dans le moment présent, de ne pas penser aux après. C’est vivre de tout son être. — Tu veux me torturer, dit-elle le regard triste. Je souris. — Sûrement pas. Je veux que tu te sentes bien. — Tu sais que toutes ces choses me froissent le coeur ? — Et le mien aussi. — Alors pourquoi ? — Parce que sans toi, ce serait bien pire. J’ai le souffle court. Notre slow nous rapproche progressivement. Nous tanguons comme un navire en pleine mer, qui oscillerait doucement au gré des vagues. Fort, majestueux, puissant. Ce sont ces vieux souvenirs qui nous poussent à revivre.

Partir, tout recommencer, devenir une nouvelle personne… tout ça, ce sont de beaux concepts de ceux qu’on trouve dans les films, mais qui n’ont pas leur place dans le vrai monde. Les personnages de ces fictions n’ont pas d’émotions. Ce sont des cyborgs. Parce que personne ne peut à ce point être insensible et sur la même longueur d’onde. Je n’y comprends plus rien. Je suis perdue.

Il y a quelques jours encore, on se reprochait nos vies entières, on se jetait des insultes à la figure, on se détestait. On se reprochait des choses insensées qui nous paraissaient complètement dingues. Je ne comprenais pas qu’il ne comprenne pas. Pour moi, tout était limpide et évident. Il n’y avait pas à discuter. J’avais raison sur toute la ligne, et il avait tort. Son contact me dégoûtait. La simple idée de le frôler me répugnait.

À chaque problème que nous nous posons, il existe une solution simple que nous n’aurions pas osé imaginer, avant. Pourtant, ça n’a rien de dingue, mais partir en «  vacances  » sans prendre de vêtements, ni de matériel de toilette, ça peut paraître décadent. Finalement… pas tant que ça.

On était des adultes, nous sommes en train de redevenir des mômes qui se fichent pas mal de tout. Pour qui, seul compte le plaisir d’être ensemble. Je n’arrive pas à croire qu’il parvienne à m’entraîner dans son délire, mais je me suis rendu compte qu’à part lui, je n’avais pas grand-chose. Quoi que j’en dise, Philippe est un pilier. Une constante inaltérable dans ma vie. Quoi qu’il advienne, j’aurai toujours de la tendresse pour lui, bien cachée sous une immense couche de rancune et de haine. Je ne lui en veux pas d’être devenu complètement taré, ces derniers jours. Je crois que c’est ce que j’ai toujours attendu, d’une certaine façon. Je suis tombée amoureuse d’un jeune homme fougueux, qui aimait s’accrochait aux arbres et qui partageait son amour de l’aventure avec celui de la littérature et de la culture. Il semble avoir oublié cette partie pour ne se concentrer que sur l’action et l’aventure, jusferment.

Il n’y a que l’amour, et seulement l’amour qu’ils me portent qui se suffit à lui-même, et qui m’enterre encore davantage dans une honte déjà bien ancrée.