Voilà, je suis parvenue au bout de cette somme, de cette fresque tourbillonnante et terrifiante qui nous entraîne au coeur de la Seconde guerre mondiale, du côté des bourreaux. Après ces longues semaines de lecture, il est dur de se défaire de ce roman ; de quitter ce trouble, sordide et fragile personnage Maximilien Aue, tout à fait fascinant. Ce n'est pas que je m'y suis attachée, loin de là, peut-être juste habituée.
Par où commencer ? « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé » (p.11). Ce sera en effet le plus simple.
Le narrateur, vieillissant, décide de raconter ses Mémoires. Non pas pour justifier ses actes passés, cela, il l'explique très bien dès le début. Il ne faisait que son travail après tout… Non, il décide de mettre par écrit ses souvenirs pour s'occuper et lui faire oublier ses problèmes de constipation. En fait, on le voit, le caractère du personnage est tout de suite cerné. On ne trouvera jamais de remords vis-à-vis des actes horribles qui se sont déroulés et auxquels il a pris part. « Je vis, je fais ce qui est possible, il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous » (p.30). Et c'est sans doute cela qui crée un malaise dès le début…
L'histoire de Maximilien Aue dans la grande Histoire, la voici donc. Nous traversons avec lui toutes les horreurs de la guerre. Des Einsatzgruppen sur le front de l'est à la bataille de Stalingrad, des camps de concentration aux bombardements de Berlin, des marches de la mort au bunker d'Hitler, tout y est.
J'ai beaucoup apprécié le remarquable travail de recherches historiques, fouillé et précis : les Einsatzgruppen, le front de l'est ou Berlin sous les bombes, tout est hyper documenté.
Nous découvrons ainsi le personnage de Maximilien Aue dans son costume nazi, en 1941, au service du SD, le service de sécurité du RSHA (le service de renseignement pour la sécurité du Reich). Dans ce service étaient recrutés de nombreux intellectuels, des jeunes gens de 20 ans, spécialistes du droit, juristes, qui pensaient dans la plupart des cas être cantonnés au recueil d'informations. Pour certains, c'était une promotion sociale d'appartenir à ce service et beaucoup se voyaient déjà en agents secrets infiltrés, avec des missions de haute surveillance. Une brillante carrière s'ouvrait à eux… Leurs missions allaient pourtant être d'un tout autre genre. En effet, ces jeunes gens du SD intégraient des Einsatzgruppen (des groupes d'action de la SD), des unités mobiles SS qui accompagnaient et fermaient l'avancée des groupes armés de la Wehrmacht lors de l'invasion de l'URSS. Leur fonction était de résoudre les tâches de sécurité les plus urgentes dans les territoires conquis en attendant l'établissement des Stelle (bureaux) de police permanents. Qu'entendait-on par « tâches de sécurité urgentes » ? Tout simplement « pacifier » ces nouveaux territoires en débusquant et tuant les responsables communistes qui étaient encore présents. Dans ces partisans, on incluait bien sûr tous les « Juifs bolchéviques », hautement dangereux et nuisibles. Maximilien Aue appartient donc à un de ces Einsatzgruppen envoyé en Ukraine, lors de la campagne du même nom qui dura de 1941 à 1944. Comme les autres jeunes nazis, il s'agit pour lui de ses premiers massacres où l'on tue directement à l'arme. Il participe tout d'abord aux assassinats des hommes, puis à l'été 1941, arrive le tour des vieillards, des femmes, des enfants... Les premières pulsions génocidaires des nazis ont lieu à cet instant, c'est le début du « nettoyage ethnique » des Juifs. C'est ce que l'on appellera plus tard la "Shoah par balles"... A chaque visite de hauts fonctionnaires, il y a comme une réaction en chaîne. Les tueries augmentent pour faire bonne impression, c'est-à-dire sortir des chiffres convenables. Aue nous raconte cela méthodiquement, froidement. Pas d'empathie, juste une gêne devant tout ce sang et ces corps qui s'entassent. La découverte que j'ai notamment faite en lisant ces passages (vérifiée par la suite) est la contribution des populations locales aux massacres des Juifs. En Ukraine, en Estonie, en Lettonie, les locaux ont vu les Allemands les libérer du joug bolchévique et ont été les premiers à lancer des pogroms contre les Juifs, « amis » des anciens oppresseurs, auxquels les Nazis au tout début assistaient en tant que spectateurs. L'épuration avant l'extermination totale…
Mais la carrière de Maximilien ne s'arrête pas là puisqu'on le suit également à Stalingrad, en décembre 1942 et janvier 1943, où l'on assiste avec lui à la défaite allemande. Dans ces passages, nous découvrons comment la folie gagne les soldats allemands totalement livrés à eux-mêmes dans le fameux « chaudron ».Vivant comme des rats sous terre, affamés, malades, envahis par les poux, ils sont lentement abandonnés à une « agonie collective ». Il fallait continuer à se battre alors que tout était perdu depuis bien longtemps.
L'idéologie nazie concernant les Juifs est évidemment largement abordée à travers les réflexions des différents personnages. Aue n'hésite pas ainsi à expliquer qu'il y avait très peu de véritables antisémites parmi les nazis. Beaucoup suivaient l'idéologie du Führer et s'acquittaient de leur mission surtout par obéissance et devoir. Ainsi, des opinions divergeaient sur le traitement des Juifs. L'idée qui ressort notamment lorsqu'Aue doit établir des rapports concernant le traitement des détenus (Häftling) dans les camps est que les Juifs étaient considérés également comme une force de travail pour le Reich. Il fallait penser à la reconstruction de l'Allemagne, à son industrie, et vider le Reich de toute force de travail était contre-productif. Il y avait alors une contradiction évidente : d'un côté, il fallait éliminer les Juifs, rendre le Reich pur ; d'un autre, ils représentaient une contribution non négligeable pour l'économie de guerre et donc, il fallait les garder un « minimum » en bonne santé. On l'avait déjà largement vu dans la spoliation des biens des déportés, dans la « récupération » de leurs cheveux, de leurs dents… . le système nazi avait véritablement mis sur pied une industrialisation humaine monstrueuse, le Juif n'était qu'un produit dont il fallait tirer le maximum de profit avant de le tuer. Arrivé à ce stade, être antisémite ou simple soldat n'avait plus grande différence. le résultat était le même. C'était une déshumanisation totale où des êtres humains étaient réduits à l'état de produit nuisible et de mauvaise qualité. Comme on élimine la vermine sans y penser, sans méchanceté mais méthodiquement et radicalement…
On le voit, ce roman soulève un grand nombre de réflexions ou de révélations. La fin du livre qui décrit les bombardements alliés sur Berlin montre ainsi combien les civils allemands ont également souffert de cette guerre. Evidemment, les livres d'histoire en parlent moins. Population « coupable », méritait-elle que l'on s'apitoie sur son sort ? On oublie que les Allemands vivaient eux-mêmes sous une dictature et étaient soumis à de nombreuses persécutions (ce qui n'est pas décrit dans le roman).
Enfin, la peur « d'Yvan », de l'arrivée des soviétiques est très bien décrite. La propagande nazie faisait bien sûr son oeuvre pour motiver les soldats allemands. Il fallait se battre jusqu'au dernier pour empêcher les Soviétiques de venir violer les femmes. Et c'est un fait… Combien d'atrocités commises, combien de viols systématiques dans les villages, à Berlin, de la fillette à la grand-mère…
On pourrait bien sûr en écrire davantage sur toute cette épopée mais les livres d'histoire le feront mieux que moi. Jonathan Little offre avec «
Les Bienveillantes » une somme sur la Seconde guerre mondiale vue du côté nazi qui comblera ceux qui s'intéressent à cette période.
Tout est là sauf une chose… L'émotion, les regrets, l'humanité. Ce récit, nous le suivons à travers l'histoire d'un homme, Maximilien Aue. Cet homme torturé, qui voue un amour incestueux à sa soeur jumelle, est pétri de toutes les contradictions humaines. Il est tellement obsédé par son amour impossible pour sa soeur Una, par sa haine pour sa mère, que toute empathie s'est retirée de lui. Il observe, d'un oeil froid de technicien, les atrocités de son monde. Il y réfléchit beaucoup certes, mais à la manière d'un chercheur ou d'un philosophe. Il est un petit officier pointilleux, travailleur, cultivé. Bien sûr, il a du mal à supporter parfois les tueries, cela le rend malade physiquement. Mais pourquoi finalement ? Tout être humain normalement constitué supporte mal d'assister à la souffrance des autres. Mais cela ne va pas plus loin pour lui… Pourtant, il se prévaut d'être comme vous, comme moi. Et bien non, indéniablement non. le malaise du début face à cette affirmation est passé. Chaque être humain a son libre-arbitre, ce qui implique de grandes responsabilités et aussi de grandes pertes parfois. le tout est d'agir en son âme et conscience. C'est ce qui fait que l'on ne peut pas simplement se justifier en disant « Et vous, qu'auriez-vous fait à ma place ? ». Ce qu'il fait, il le fait de son propre chef, c'est sa décision. Des Allemands sont entrés en résistance, des Allemands sont morts parce qu'ils s'opposaient aux Nazis. Aue n'était pas de ceux-là … mais il aurait pu faire autrement.
Il reste quelques déceptions par rapport à ce long récit. Tout d'abord, la partie où Aue se cache dans le manoir de sa soeur est vraiment trop long. On a compris ses délires, pas besoin de faire plus développé. Ensuite, la « pirouette » imaginée à la fin du roman dans le bunker d'Hitler concernant Aue m'a totalement déçue. Emportée dans l'Histoire, je suis redescendue durement ! Enfin, le style n'est pas des plus simples. On sait que Jonathan Little, franco-américain, a écrit son livre en Français. Ce qui nous donne des phrases interminables où parfois on perd le sens. J'ai vraiment du m'accrocher jusqu'à la 200e page (version Gallimard page blanche) pour ne pas abandonner. C'est souvent très lourd… Mais tout ceci n'est que détails superflus. Ce livre est, pour ma part, une somme dans tous les sens du terme. Une somme sur l'horreur de la guerre, l'horreur de l'humain, l'horreur d'un homme qui apparaît dans tout ce qu'il peut avoir de plus terrifiant.