Terres d'élection
« La France de notre grand-mère, telle une Atlantide brumeuse, sortait des flots. »
Le Testament français, chapitre I, 1
Pourquoi, pour le docteur Norbert LEMONNIER, avoir fait le choix de quitter la France et de s'installer en Russie accompagné de sa très jeune épouse ALBERTINE, de 26 ans sa cadette - mariage arrangé pour d'obscurs raisons dans cette famille bourgeoise de Neuilly-sur-Seine - et de sa fille CHARLOTTE, l'héroïne du roman, née avec le siècle ? Espoir d'un Eldorado dans l'enthousiasme de l'alliance/amitié franco-russe symbolisée par la construction du pont Alexandre III ? Charlotte en racontera à son tout jeune petit-fils de huit ans fasciné, l'auteur lui-même, et en français, sa « langue grand-maternelle », la pose de la première pierre pour l'Exposition universelle de 1900 par l'empereur
Nicolas II lors de sa fastueuse réception à Paris.
Et pourquoi, après la mort de son père, Charlotte de retour à Paris en 1910, elle aura vécu la crue historique de la Seine, décidera, onze ans plus tard de retourner comme volontaire de la Croix-Rouge pour plonger dans l'enfer des grandes famines russes et découvrir « cet enfant nu assis dans la neige - de longs cheveux emmêlés, un regard perçant de vieillard, un corps d'insecte [...] Une femme se penchait au-dessus de l'enfant et reconnaissait en lui son fils. Et elle ne savait que faire de ce vieillard-insecte, elle qui s'était nourrie depuis des semaines de chair humaine. Alors on entendait monter de sa gorge un hurlement de louve » ? Pour y rejoindre sa mère certes, veuve et vieillie prématurément dans la solitude de l'isba de cette grande steppe sibérienne. Essentiellement parce qu'elle n'a pu échapper à cette terre russe, sa patrie tout simplement aimée.
Andreï MAKINE aura revécu avec Charlotte son viol dans le désert ouzbek par les rebelles basmatchis, il en naîtra un fils « Ton grand-père, dit-elle tout bas, n'a jamais évoqué cette histoire. Jamais... Et il aimait Serge, ton oncle comme si c'était son propre fils », sa fuite en train sous les bombes de l'aviation allemande, les horreurs de la guerre, le retour des soldats, des « samovars » sans bras ni jambes, regroupés et abandonnés sur leur île par Staline, de son mari « Elle savait déjà que cette vie, malgré toute sa douleur, pouvait être vécue, qu'il fallait la traverser lentement en passant de ce coucher du soleil à l'odeur pénétrante de ces tiges, du calme infini de la plaine au gazouillement d'un oiseau perdu dans le ciel [...] Elle leva les yeux et le vit ».
Il aura, comme ses grands-parents et grâce à elle, Charlotte, fait le choix de son pays. La France. Il en avait avec sa grand-mère longuement pratiqué la langue, en avait vécu les grandes heures de la Belle Époque dans les longs récits qu'elle lui en avait fait, il en avait connu avec elle les grands poètes et il sentait surtout monter en lui l'irrésistible envie, très proustienne, d'une écriture dans cette langue française, pour lui poétique, afin de « revivre le vertige de l'instant retrouvé ». Il y aura réussi dans le souffle de ce roman d'histoire et d'apprentissage, d'initiation à la vie, de célébration d'une femme d'exception. « Et je répétais en moi-même comme une évidence lumineuse Non, tous ces moments ne disparaîtront jamais » : l'écrivain aura ainsi immortalisé et fixé le souvenir de cette héroïne dans nos mémoires.