S'il est un lieu symbolique qui rapproche les deux mondes du plaisir et de la pauvreté, c'est bien celui d'un bordel. C'est autour de ce lieu, ainsi désigné tout au long de cet ouvrage, sans fioriture ni faux semblant, qu'
Henning Mankell nous dresse une fresque de la colonisation au début de 20ème siècle, au Mozambique, alors sous domination portugaise. Ce pourrait être n'importe quel autre endroit du monde qui a connu pareil régime, en cheminant le long des "frontières de la race", un contexte qui fait se confronter deux cultures, dans l'incompréhension totale l'une de l'autre.
L'homme et la femme, le blanc et le noir, le riche et le pauvre, l'homme et l'animal, le beau et le laid, le chaud et le froid,
un paradis trompeur, c'est le roman de tous les contrastes. Il est tellement bien construit qu'on se glisse avec bonheur dans ce décor emprunt de couleur locale et d'humanisme.
Hanna Renström est née sous des latitudes chères à son auteur, la Suède et ses hivers prolongés sur fond d'aurores boréales. La pauvreté est alors le lot quotidien de cet "ange sale", mais c'est sans réelle intention qu'elle est poussée à quitter son pays natal pour cette partie de l'Afrique du Sud-est, le "continent triste" dont elle ignore tout. D'une naïveté attachante, elle est ballottée par les événements, les mariages sans conviction, les veuvages précoces. Son appartenance à la race blanche la plonge dans la solitude de celle qui, pétrie d'une humanité et d'une indulgence anachroniques pour la race noire, ne trouve pas sa place dans un monde trop souvent brutal. Sa vie sera une fuite perpétuelle, sous diverses identités. Ce sera sa réponse à son impuissance à changer les choses.
Dans une société pervertie par le mépris de l'autre et le mensonge, l'innocence d'un être trouve faveur à ses yeux. C'est Carlos, le singe mascotte du bordel dont elle est devenue propriétaire par héritage. Et riche du même coup. L'ingénuité de l'animal est une échappatoire philosophique aux mauvais penchants de l'espèce humaine. Elle exècre ce rôle qu'elle n'a pas choisi, coincé entre le colon blanc et la prostituée noire.
Cet ouvrage, inspiré de bribes d'une histoire vraie, est le roman de la solitude d'un être piégé par sa compassion pour la race asservie, quand l'Europe est au faîte de sa domination du monde. Son dénouement laisse toute latitude au lecteur pour imaginer la suite du parcours d'Hanna, peut être sous une autre identité. Une seule chose est certaine c'est qu'il sera empreint d'humanisme et jalonné de désillusions.
La subjectivité de l'auteur moderne verse dans l'angélisme un peu excessif à l'égard de la race noire. Mais l'engagement est de mise pour les êtres opprimés, de quelque couleur qu'il soit. Et peut-être faut-il forcer le trait pour le faire valoir.
Exotisme garanti tout au long de cet ouvrage dans le parcours de cette "spectatrice extérieure invisible". Elle ne savait pas de quoi son lendemain serait fait mais elle était convaincue d'une seule chose: prendre fait et cause contre l'asservissement.
Un très beau roman bien conduit et fort bien écrit qui ne laisse pas son lecteur sur sa faim, ni sur sa fin, puisque son épilogue est une ouverture.
J'ai beaucoup aimé.