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Pierre et Jean", court roman de Guy de
Maupassant narre l'histoire de deux frères que sépare et oppose une sombre affaire de famille, l'adultère d'une mère aimée de chacun d'eux. Jean le fils adultérin hérite seul de la fortune léguée à sa mort par un ami de la famille avec qui sa mère madame Roland a entretenu une liaison secrète. Leg discriminant et suspect pour son frère Pierre, médecin de son état qui commence une petite enquête et convaincu de la culpabilité de sa mère, nourrit de noirs dessins de vengeance envers elle et son frère, ce galeux d'où pourrait venir tout le mal. Tout finira bien heureusement car dans les familles de la bonne société havraise où tous s'observent, on sait étouffer ce genre de scandale qui peut ruiner la réputation d'une famille de bien.
Ce roman catalogué de naturaliste traite de deux thèmes. D'abord d'un secret de famille dont on sait combien il peut être ravageur dans un milieu attaché aux convenances sociales. Il traite ensuite de la rivalité entre deux frangins que tout pourrait rapprocher, qui nous sont sympathiques, mais que les tourments de la jalousie, le poids des règles sociales sinon religieuses, un sentiment de persécution et de trahison de la mère aimée, viennent empoisonner
une vie familiale, rangée, respectable selon toutes les apparences, et qui peut basculer dans l'opprobre générale, si jamais le secret s'ébruitait, si jamais Pierre menait ses menaces de vengeance à exécution. Mais Pierre qui n'est pas un mauvais bougre, ne veut pas la mort de sa pécheresse de mère, et peut-être se refuse encore moins d'endosser le rôle du traitre par qui le scandale arrive. Il décide de s'éloigner pour longtemps de sa famille, de quitter le Havre en s'embarquant comme médecin sur un transatlantique. Et Jean le frère adultérin, fruit du péché, pourra convoler en justes noces avec madame Rosemilly, jeune et charmante veuve dont il a le béguin et qu'il poursuit à longueur de pages de ses assiduités.
Néanmoins cette affaire finalement étouffée, n'est pas sans laisser des traces qui accusent une mère rongée par le remord, qui par son silence avait réussi jusqu'à présent à sauver les meubles et préserver les apparences d'une respectabilité, tout en trouvant auprès de son amant une affection sincère que son paillard de mari, grossier et sans éducation, indélicat à son encontre, ne lui avait jamais manifesté.
Drame de la solitude d'une mère qui n'est sans rappeler le suicide d'Emma Bovary victime de ses rêves de bonheur, drame que provoquent les vénéneuses et hypocrites pesanteurs de la bonne société havraise, la morale puritaine d'une société corsetée par les convenances. Drame aussi d'une sorte de gémellité biblique, de la rivalité entre deux frères qui s'observent et dont la jalousie naissante et obsessionnelle de l'un peut les pousser tous deux, dans une détestation crescendo, à des actes de violence irréparables.
La morale est sauve, tout rentre dans l'ordre, Jean le fils adultérin, le falot de la fratrie, se marie avec madame Rosemilly qui programme déjà des enfants, il ouvre un beau cabinet d'avocat grâce au legs, Pierre panse ses blessures et voit du pays, monsieur Roland le mari est un cocu heureux car il n'y a vu goutte, madame parvient difficilement à se racheter une conscience ... et la petit vie provinciale reprend tranquillement ses droits. Ce qui peut rassurer le lecteur amateur de happy end.
Guy de Maupassant signe ici, avec pour cadre le Havre, ses ruelles nocturnes, sa jetée, la pluie, les bateaux, la mer ... une étude sévère, précise et sans compromis, qui déborde la scénographie d'un drame familial que génère de misérables petits secrets qui viennent généralement pourrir la vie des générations futures et fabriquent des névroses cousues main, pour remplir le bol alimentaire des disciples de
Freud. Il met surtout le doigt sur un mécanisme que
René Girard appelle la rivalité mimétique, avec à la clé une victime expiatoire en la personne de madame Roland dont la faute est d'avoir entrenu dans le secret un adultère, une relation amoureuse qui lui apportait une affection légitime dont son mari la privait depuis trop longtemps. Pour notre bien être,
Maupassant ne poussera pas plus loin cette logique dans de sanglantes extrémités, ainsi que dans une dramaturgie racinienne. Mais qu'il est difficile d'aimer, qu'il est difficile .... rappelle la chansonnette de
Gilles Vigneault qui pourrait conclure ce roman.