Court roman ou nouvelle, c'est selon (personnellement je considère qu'il s'agit plutôt d'une nouvelle), ne dépassant guère en tout cas une cinquantaine de pages,
BARTLEBY est sûrement un très curieux objet littéraire, tout à fait particulier, voire unique dans l'histoire de la littérature occidentale. Publié tout d'
abord en 1853 dans une revue mensuelle, à un tournant de la carrière littéraire de Melville où, financièrement exsangue et très affecté par l'échec cuisant de ses deux derniers romans, dont l'immense
Moby Dick, l'auteur s'était vu obligé à écrire des nouvelles pour gagner sa vie, absolument rien au départ ne semblait pouvoir présager à «
Bartleby, le commis aux écritures. Une histoire de Wall Street» (titre original lors de sa publication dans le Putnam's Monthly Magazine) une longévité aussi importante et un destin littéraire aussi glorieux !
Rarement, en effet, un opuscule dont la genèse paraît à ce point dépourvue d'ambitions littéraires aura bénéficié d'une telle célébrité, capitalisé une telle somme d'exégèses, de commentaires et de critiques littéraires, philosophiques, politiques ou psychanalytiques.
Borges, Villa-Mattas, Blanchot,
Pennac, Delerm, Deleuze,
Derrida, Negri, J.-B. Pontalis comptent parmi les très nombreux écrivains, artistes et penseurs à s'être penchés sur les mystères et les ambiguïtés qui planent sur un texte empreint d'u
ne modernité incontestable, intemporel, précurseur d'un courant littéraire dont les premiers remous ne seraient véritablement audibles qu'une soixantaine d'années après, avec l'avènement de cette autre grande figure littéraire d'exception, elle-même quelque peu bartlebienne, que fut l'immensurable
Franz Kafka.
Le texte de
BARTLEBY compte à ce jour pas moins de six traductions différentes en Français ! Quant à la célèbre formule aux pouvoirs obsédants et incantatoires de notre palot commis aux écritures: I WOULD PREFER NOT TO, cette dernière s'est vu également proposer un nombre tout aussi conséquent de versions en langue française : «Je ne préférerais pas», «Je préférerais pas», «Je préférerais ne pas» «Je préférerais ne pas le faire», «Je préférerais m'abstenir», et enfin dans une toute nouvelle traduction, celle que j'ai lue, par
Pierre Goubert : «J'aimerais mieux pas». Selon Deleuze, n'étant «ni affirmation, ni négation», cette expression «atteint à l'irrémissible, en formant un bloc inarticulé, un souffle unique». J.-B. Pontalis l'a qualifiée comme l'expression langagière «d'une affirmation négative (...) d'un non qui aurait la douceur d'un oui». Pour le professeur de littérature et critique littéraire
Philippe Jaworski, il s'agirait d'une parole qui dit en même temps «presque oui et presque non»...
Quant à moi, j'avoue que je n'adorerais pas l'idée d'avoir à choisir quelle version serait la plus judicieuse, la plus juste et plus proche de l'original. Face à une telle concentration de sens possible dans une expression, à l'apparence pourtant si anodine, je préfère ne pas m'y aventurer...
De toutes les façons, ce qui compte véritablement, n'est-ce pas, au fond, c'est l'effet surprenant, difficile à expliquer et créé simultanément par l'attitude générale d'un sujet dont, selon le philosophe
Giorgio Agamben, la puissance proviendrait essentiellement «du fait de ne pas faire ou penser quelque chose» et par le discours qui l'accompagne -«I WOULD PREFER NOT TO» -, éliminant "aussi impitoyablement le préférable que n'importe quel non-préféré», selon la curieuse formule de Deleuze.
Une arme très efficace en définitive, susceptible de contrecarrer définitivement toute demande extérieure qui ne proviendrait pas de la zone neutre, aux frontières rigoureusement et préalablement établies par le sujet lui-même, entre moi et non-moi!
Voilà qui pourait expliquer en partie ce l'on a pris l'habitude d'appeler l'«effet
Bartleby». Viral, il a le pouvoir de se propager assez facilement. Touchant tout d'
abord le narrateur de l'histoire, «homme de loi», notaire de profession et zélé employeur de notre commis, l'effet finira par se disséminer insidieusement chez les collègues de bureau de
Bartleby.
Et risquera fortement aussi, méfions-nous, de s'emparer également des lecteurs que nous sommes !
Terrible tout de même, dirions-nous, quand on songe aux renoncements et à la passivité que cela doit supposer ! Assez séduisant cependant, si on considère, d'autre part, le nombre de situations contrariantes auxquelles nous devons nous assujettir au quotidien pour être aimés, être reconnus et exister aux yeux des autres !! Non... ? Oui... je comprends, vous avez peut-être raison, vous aimeriez mieux pas...
Quelle prodigieuse réussite littéraire dans tous les cas, que ce
Bartleby menant sa barque avec une économie extrême de moyens, "persona" par excellence, masque de la neutralité derrière lequel il nous est difficile de ne pas céder complètement à la tentation, quoiqu'en en vain comme le narrateur, d'espérer pouvoir lui attribuer un passé...une identité... une personnalité... un profil ( serait-il au fond une sorte de saint, de sadhou se soustrayant à l'illusion du monde, psalmodiant inlassablement son mantra ? ou bien un cas exemplaire 'Aspeger, ce syndrome inconnu à l'époque, faisant partie des troubles du spectre autistique et dans lequel le sujet, foncièrement dépossédé de ses compétences langagières et des ses habilités sociales, se réfugie le plus souvent dans des comportements et derrière des propos figés, stéréotypés? etc...etc....)
En écartant définitivement toute forme explicite de positivité ou de négativité face aux choix proposés par son entourage, refusant de partager une réalité régie par le vieux bon sens commun, Bartebly se transforme en une surface de projection pure pour ses semblables.
Voilà peut-être une de raisons essentielles pour laquelle lecteurs et commentateurs continuent de s'évertuer à vouloir le retourner dans tous les sens, à le disséquer interminablement afin d'en extirper son secret de fabrication.
Devenu une sorte d'icône de la «résistance passive» et non-violente, Bartebly incarne souvent l'image d'un «gréviste» dans l'âme.
Avatar de la page blanche qui permet à la fois l'émergence ou la disparition de l'écriture, ancêtre des personnages kafkaïens et beckettiens qui iront progressivement hanter l'imaginaire de la littérature moderne et, pourquoi pas (allons-y !) parangon d'un sujet contemporain dont les expériences subjectives dissolvantes favorisées par un environnement de plus en plus intelligent, désincarné, virtuel et compatissant, lui éviteraient d'avoir à négocier systématiquement avec le réel.. ?
Voyez-vous, moi-même, visiblement encore sous «effet Bartebly», je ne peux m'empêcher de m'y mettre aussi !
Sacré vertige ! Me voici assis depuis un moment déjà en train de réfléchir et d'écrire sur les raisons qui auraient amené un écrivain comme Melville à écrire l'histoire d'un notaire qui avait écrit l'histoire d'un commis aux écritures qui lui «aimait mieux pas» écrire !!!
Quelle histoire ! Quelle humanité !
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