Il y a longtemps, je m'étais promis de lire
Malevil un jour et sans doute l'aurais-je fait plus tôt si l'affreuse couverture de l'édition Folio dont je dispose n'avait agi comme un repoussoir. Lacune comblée, je viens de terminer ma lecture et je me surprends à parpaléger, en proie à d'ambivalentes réflexions...
Depuis que la planète était bourrée de tout ce qu'il fallait pour la détruire – et avec elle, au besoin, les planètes les plus proches -, on avait fini par dormir tranquilles, l'excès et le nombre des armes apparaissant comme un facteur rassurant résumé par l'inénarrable «équilibre de la terreur », jusqu'à ce jour de 1977 où tout a fait boum ! Exit le monde d'avant, bienvenue dans le monde d'après pour une poignée d'habitants miraculeusement protégés dans une cave du château de
Malevil où depuis des siècles-zé-des-siècles on met du pinard en bouteilles. A partir de là, il faut organiser la survie et réenchanter le monde, c'est pas gagné...
D'autres lecteurs ont dit avant moi, et souvent mieux, combien ce roman est bien construit, bien écrit, comment il aborde des thèmes éternels, philosophiques, politiques et religieux, vus par le petit bout de la lorgnette d'un échantillonnage Ifop représentatif de survivants. Je partage ces avis et joins ma voix au concert de louanges. D'autres lecteurs, moins indulgents ont signalé parfois avec virulence la vision machiste du rôle des femmes réduites à l'état de bonniches ou de nymphos (l'un n'empêchant pas l'autre), l'omniscience d'Emmanuel, sa seigneurisation, son comportement équivoque avec une très jeune adolescente. Je partage également ces avis et joins ma voix au concert de critiques, car entre les deux points de vue opposés, je métronome.
Ma première surprise a été, alors que j'ai choisi ce titre pour soigner mon ignorance en matière de science-fiction, de me retrouver dans un roman de terroir, féodal, voire biblique. de surcroît, ayant été écrit en 1972, et l'effondrement du monde décrit en 1977, il s'agit en quelque sorte d'un roman de science-fiction à la date de péremption dépassée. Certes, c'est une obligation, lorsque toute trace de civilisation a disparu, savoir et technologie anéantis, de repartir de zéro, ici, avec une bible et un Larousse en 10 volumes, des outils ancestraux n'ayant pas fondu ainsi que quelques animaux résistants. Ma gêne est venue de la description de la province de 1972, vue par
Robert Merle comme un monde arriéré où seul le patois serait ânonné. Pour venir de ce monde, je souhaite rappeler que 1972 n'est pas la préhistoire mais une période de grande effervescence culturelle et sociale ayant donné naissance à de mythiques groupes musicaux, de géniaux designers et autres trublions inégalés ; durant laquelle même dans les terroirs les plus reculés, les foyers étaient équipés de téléviseurs, téléphones, voitures, et les jeunes scolarisés. Or, dans
Malevil, aucune évocation de manque, de regret, ces hommes et femmes semblent programmés pour vivre au moyen-âge avec un naturel déconcertant, seule Catie est décrite en 2 lignes comme une image de Mademoiselle Age Tendre et habillée comme un mannequin de la Redoute.
J'ajoute qu'au départ, les idées de l'auteur m'ont paru avant-gardistes. La société capitaliste ayant réussi son hara-kiri, les survivants mettent en place un communisme agraire primitif, collectivisent le château qui n'appartient plus à son propriétaire mais à ceux qui l'habitent. Les forces de travail sont mises en commun et chacun en fonction de ses aptitudes enrichit l'autarcie du groupe. Un modèle régressif émerge : « Ils étaient bien finis, maintenant, ces gaspillages. Plus rien n'était à jeter : pas un bout de papier, pas un emballage, pas une boîte de conserve vide, pas une bouteille en plastique, pas un morceau de corde ou de ficelle, pas un clou tordu ou rouillé». Ecrit en 1972, étrange résonance visionnaire dans notre monde actuel, il ne manque que les cotons-tiges à ramasser entre copines le dimanche sur les plages pour déculpabiliser. Pour ma part, j'ai vu dans ces longues descriptions d'actes essentiels de la vie courante, un copié-collé du mode de vie des communautés ayant enluminé les sixties et seventies, ça ne me rajeunit pas ma petite dame ! Mais ambivalence quand tu nous tiens, une nouvelle gêne a vu le jour dans ma lecture. Très rapidement, je me suis dit, tout ça pour ça ? Pour élire un abbé ou un évêque, pour revendiquer le droit de se marier, pour qu'une dictature théocratique voie le jour à quelques kilomètres de
Malevil ? Décidément, l'homme n'apprend-il jamais rien de ses erreurs ? N'a-t-il rien de plus pressé à faire que de les reproduire en les aggravant ?
Enfin, avant d'interrompre ce long billet – veuillez m'excuser -, je souhaiterais aborder les critiques de machisme, de sexisme, de misogynie adressées à l'auteur. Ces modestes réflexions n'engagent bien évidemment que moi. En premier lieu, compte-tenu du pedigree politique de
Robert Merle, j'ai beaucoup de mal à lui prêter des idées réactionnaires ou seulement douteuses à l'encontre des femmes alors qu'il a souvent encouragé leurs combats. Dans la première partie du roman, lorsqu'il présente la Menou par exemple, il précise qu'elle ne couche pas avec l'oncle d'Emmanuel, qu'elle possède des biens et qu'entre eux il y a un deal, il bosse pour cette femme au fort caractère contre le gîte et le couvert, un troc, elle n'est "ni sa maîtresse, ni sa servante", l'auteur dixit. D'autre part, je note que
Robert Merle crée deux personnages de vieilles femmes, et deux personnages de jeunes handicapés. Les vieilles ne sont pas en Ehpad et les jeunes – muette ou déficient intellectuel – en institution spécialisée. Ils sont intégrés dans la communauté, ne sont pas considérés comme une charge, n'ont pas été rejetés en dépit d'une survie liée à une gestion des stocks où toute bouche à nourrir inutile est un risque de finitude. Chacun, à la mesure de ses capacités, fournit une aide pour la réalisation du projet commun. le lien de tendresse bourrue qui unit la Menou et son fiston est très émouvant, sa promesse de coup de pied au cul un chant d'amour.
En ce qui concerne Miette, faut-il tenir compte que ce roman a été écrit en pleine période de libération sexuelle, de communautés auto-gérées, avec dérives et contresens ? Comme pour la Menou,
Robert Merle présente longuement Miette qui a aucun moment n'est contrainte ; il précise qu'elle n'appartient à personne et à ce titre peut se donner à qui elle veut dans un contexte où l'extinction de l'espèce est fréquemment évoquée. L'ambiguïté d'Emmanuel envers Evelyne est en revanche injustifiable, l'âge d'un enfant étant tabou au-delà de toute période et de tout contexte cataclysmique, et puis « un homme, ça s'empêche » comme dit l'autre (Camus je crois). Pourquoi, durant des années,
Gabriel Matzneff a-t-il paradé jusque chez
Bernard Pivot et
David Hamilton est-il apparu comme le libérateur branché des adolescentes, avec l'approbation d'une grande partie de la population ? Attention, je n'excuse rien, je tente de dire, maladroitement, qu'il est facile de donner les numéros gagnants du tiercé dominical le lundi suivant et d'enfoncer une porte déjà ouverte, que lire le passé avec les lunettes du présent est casse-gueule, voire malhonnête, mais ce qui est décrit sur les relations hommes-femmes, d'une manière quasi-documentaire dans
Malevil était bien dans l'air du temps des années 70. En 2023, ces propos ne sont plus audibles, Hallelujah ! Faut-il pour autant jeter
Robert Merle aux orties ? Avec Agatha et ses Dix petits nègres ? Allez Anastasie, range tes ciseaux !