« On devrait vivre en portant plus d'attention à la vie. Elle n'est pas si longue. »
Des fois, le hasard d'une lecture commune fait que certains livres tout poussiéreux arrivent entre nos mains. C'est le cas de «
Malevil », il était temps !
De
Robert Merle, je ne connaissais que les premiers tomes de « Fortune de France », lecture d'adolescence dont j'ai gardé de très bons souvenirs. D'autres romans de l'auteur m'attiraient et en particulier «
Malevil », mais comme toujours, attirée par de nouvelles sorties littéraires, découragée par l'épaisseur du livre, je l'ai toujours remis à plus tard.
Et à nouveau, je découvre que de loin, la pente paraissait plus raide qu'elle ne l'était réellement. Quel bonheur d'ouvrir enfin ce livre avec mes compagnons de cordée que je remercie infiniment !
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En entrant dans le roman de
Robert Merle, j'ai souri car c'est un autre monde qui est venu jusqu'à moi, inattendu, un monde empli de souvenirs, de nostalgie et d'émotions, celui de
Marcel Proust et de sa fameuse madeleine qui rouvre les pages du passé.
« Une brève illumination, le rideau retombe et le présent, tyrannique, est là. Retrouver tout le passé dans un gâteau amolli par une infusion, comme ce serait délicieux, si c'était vrai… J'envie
Proust. Pour retrouver son passé, il s'appuyait sur du solide : un présent sûr, un indubitable futur. Mais pour nous, le passé est deux fois passé,
le temps perdu l'est doublement, puisque avec lui nous avons perdu l'univers où il s'écoulait. Il y a eu cassure. La marche en avant des siècles s'est interrompue. Nous ne savons plus où nous en sommes et s'il y a encore un avenir. »
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Pour ceux qui ne connaissent pas, l'histoire se déroule dans la France rurale des années 70. Après une explosion, sans doute nucléaire, la Terre a été totalement dévastée. Restent de petits groupes de survivants qui tentent de survivre.
Emmanuel Comte et ses amis sont par hasard dans la cave à vin du vieux château de
Malevil au moment de l'explosion. Les épais murs vont les sauver du souffle et du rayonnement thermique de l'explosion.
Le narrateur, Emmanuel, ancien directeur d'école devenu agriculteur et propriétaire du château, raconte comment lui et ses compagnons, vont s'organiser pour assurer leur survie avec le bétail qui a survécu, les vivres et les quelques semences qu'il leur reste.
Mais bientôt, ils vont devoir faire face à d'autres menaces. Ils ne sont pas seuls au milieu de ce paysage de ruines et de poussière.
Quelques habitants du village voisin ont survécu et se sont regroupés autour d'un curé despotique.
D'autres errent dans la nature à la recherche de nourriture. Affamés, ils se sont regroupés en bandes errantes, pillant, massacrant sans état d'âme.
Le retour à l'insécurité, l'anarchie, la tyrannie, la barbarie remet chaque jour leur survie en question et leur survie dépendra de leurs décisions.
« L'homme, c'est la seule espèce animale qui puisse concevoir l'idée de sa disparition et la seule que cette idée désespère. Quelle race étrange : si acharnée à se détruire et si acharnée à se conserver. »
Le récit d'Emmanuel sous la forme d'un journal de bord est régulièrement interrompu par un de ses amis, Thomas, qui n'hésite pas à rajouter des notes pour nuancer ses propos. C'est très bien vu de la part de l'auteur, car le changement de narrateur amène une autre perspective sur le déroulement des évènements et la manière dont les faits sont appréhendés par un autre membre du groupe.
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«
Malevil » est le genre de roman que l'on a hâte de retrouver. Ses beaux personnages, réalistes et complexes, sa narration immersive, son écriture fluide et teintée d'un humour doucement ironique et amical, tout était fait pour que le lecteur devienne insomniaque.
La narration à la première personne nous immerge totalement dans le récit et contribue à créer une empathie totale avec les personnages. Une générosité et une tolérance se dégagent dans chaque portrait fait par Emmanuel ou Thomas. On s'attache à chacun d'entre eux, en particulier Momo et sa mère, la Menou. On partage leurs joies et leurs peines, leurs rires et leurs larmes, leurs espoirs et leurs inquiétudes.
Malgré tout, la force de ce récit provient en grande partie d'Emmanuel et de son regard ouvert sur le monde qui l'entoure.
Ses qualités relationnelles lui confèrent un statut de leadership. J'ai aimé ce personnage charismatique et diplomate, confiant et ingénieux, généreux et réfléchi, particulièrement sagace pour cerner la personnalité de chacun et évaluer leurs plus grandes qualités comme leurs pires défauts.
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Si l'histoire m'a beaucoup marquée, j'ai adoré également le style de l'auteur qui m'a littéralement happée par la minutie et la justesse des mots pour décrire notamment les personnages, tous les éléments de décor, les couleurs, les odeurs, les bruits, les sensations.
Pour s'en rendre compte, il suffit de lire le moment où l'explosion nucléaire balaie toute vie.
Les paysages d'avant, pleins de vie, de lumière et de couleurs laissent la place à des étendues lunaires sous un ciel de plomb, des espaces immobiles, silencieux et vides, peints dans des camaïeux décolorés de gris cendré.
« Il y eut un souffle de vent. Je pris une inspiration profonde, et aussitôt, une odeur pestilentielle de décomposition et de chair brûlée entra dans mon corps avec tant de force que j'eus l'impression qu'elle émanait de moi. C'était à vomir. J'avais l'impression, vivant, d'être mon propre cadavre. C'était une odeur âcre, pourrie, douceâtre, qui s'installait en moi et que j'aurais à porter jusqu'à la fin. le monde n'était plus qu'une fosse commune, et moi, on m'avait laissé seul sur ce charnier, avec mes compagnons, pour enterrer les morts et vivre avec leur odeur. »
Le récit aurait pu être déprimant par l'horreur, la fulgurance et la violence de cette guerre nucléaire, par les descriptions de terres carbonisées et mortes, de squelettes noircis d'arbres, de végétation brûlée, d'animaux définitivement éteints, d'humanité en voie d'extinction. Il aurait pu avoir le désespoir et la désolation de «
La route » de
Cormac McCarthy. Mais c'est sans compter la force évocatrice de l'auteur qui n'a pas son pareil pour décrire cette vie qui renaît insensiblement par petites touches, comme des éclats de lumière.
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Outre l'écriture de l'auteur dont j'ai aimé le charme un peu suranné, c'est également l'aspect prophétique de l'histoire qui m'a frappée. En effet, ce roman post-apocalyptique, entre l'anticipation et la robinsonnade, fut écrit en 1972 et reste d'une actualité déconcertante.
Ce roman peut sembler léger par son humour et ses dialogues bon enfant, mais il laisse à chacun matière à réfléchir sur les thèmes touchant à la survie et aux rapports humains face à l'adversité, à la reconstruction de la société après qu'elle se soit totalement effondré et à la remise en question des valeurs humaines.
« Il est possible que, la médecine ayant disparu, la vie devienne plus brève. Mais si on vit plus lentement, si les jours et les années ne passent plus devant votre nez à une vitesse effrayante, je me demande ce qu'on a perdu.
Même les rapports avec les gens se sont considérablement enrichis du fait de cette lenteur de notre vie. »
Sous l'angle d'une petite communauté en construction,
Robert Merle pose les bases d'un nouveau modèle de micro-société. Les personnages soumis à des choix moraux doivent s'efforcer de trouver un équilibre entre les intérêts du groupe et leur conscience. Ils partagent les mêmes valeurs fondées sur la tolérance, le respect de la vie, l'acceptation des différences, le partage, d'écoute, la liberté, l'humanisme, mais sans tomber dans la naïveté, l'irresponsabilité ou la stupidité.
Cette réflexion sur la société et ses évolutions amène à aborder d'autres points autour de la religion, la politique, la force de l'amitié, la place des femmes dans la société, le monde rural et le revers des progrès technologiques.
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Ainsi, malgré le nombre de pages, le roman de
Robert Merle se lit facilement. Son écriture fluide, son récit captivant, ses personnages finement décrits me donnent envie de lire ses autres ouvrages, notamment «
L'île » et «
La mort est mon métier ».
Un roman à découvrir ou à se rappeler, autant dire un superbe roman qui mérite que l'on s'y arrête, ou qu'on y revienne !