On pourrait dire du dernier roman de
Christina Mirjol, «
Un Homme », qu'il ne pouvait avoir de cadre mieux adapté que celui de la Grande Bibliothèque dont l'architecte se réclamait d'une esthétique minimaliste, « the less is more de l'émotion » comme on l'a dit. Ses quatre tours, ses escaliers et son esplanade de bois sont le théâtre d'une tragédie à l'ancienne avec un seul protagoniste et deux figurants. L'espace est limité par les points cardinaux mentionnés à plusieurs reprises.
Au lever de rideau, dès l'incipit (« L'homme s'était mis en boule à des années lumières des planètes où il n'y a pas de vie. »), l'homme est seul. L'auteure nous le dit, il a cessé de vouloir recommencer sa vie, « préférant s'arrimer au grand cortège céleste, attelé à la grande ourse ». L'attelage est un terme récurrent dans le roman, c'est celui de l'homme et de son caddie sauvé de la casse, sans lequel il ne pourrait survivre. La morsure du froid le réveille, « c'est un jour de plus, il est vivant, vivant et c'est encore la vie. Sa vie. ». La lutte pour la vie, tel est thème de ce roman bouleversant, «
Un Homme ».
Un homme qui survit grâce à sa résilience, au propre comme au figuré : ses mains gelées reprennent leur élasticité après s'être arrachées au métal.
Sur l'esplanade deux personnages venus pour une séance de cinéma, une femme et son mari, marchent : « il n'y a que lui, que moi, le silence et le froid ». le froid intense semble les engourdir, leurs paroles sont brèves. La femme annonce la fantasmagorie qui va suivre, l'homme « proprement homérique dans sa presque nudité », qui « occupe une région impensable, féodale », avec son compagnon , un pauvre petit caddie de toile. Cette femme et son mari sont l'humanité secourable : « Attendre donc, je dis, une de ces mains tranquilles... Bien sûr qu'il y en a, je te dis, il y en a. Toujours une. Il y en a. ».
Dans ce « deuxième prologue » antique, l'auteure utilise non seulement un langage soutenu (« De ce côté du bief où nous sommes attroupés ») mais aussi des allitérations et des assonances qui font du texte un chant, émaillé comme il est par ailleurs de répétitions. Ainsi dans la phrase «A cause de notre jambe, à chaque fois on ahane, à chaque halte on se penche, haletant et épuisé », le « a/an » et le « p » et le « t » prédominent. Dans sa préface
Joseph Danan parle à juste titre des « alexandrins pris dans la trame de la prose ». Je donnerai pour exemple ce paragraphe « Regardons malgré tout sans ciller [lui dit-il], regardons sans broncher cette esplanade dantesque qui se dresse devant nous comme une mer pleine de sang...Un océan de bois, je te le dis, petit, dont il faudra maintenant triompher coûte que coûte ... ».
Quand la femme et son mari, ce couple plein d'empathie, se retrouvent chez eux, les images du film « Take Shelter » hantent encore la femme. « Take shelter » : « Cherche Refuge », nous conduit doublement à l'homme grâce à une assimilation au héros du film. « Le salon est noyé dans une pénombre hypnotique ». Une vague démesurée fait exploser la baie. Homme et caddie dévalent au pied de l'escalier. Plus tard nous reviendrons à cette scène, du point de vue de l'homme cette fois. C'est dire, sous son apparente simplicité, la structure complexe du récit.
C'est ainsi que commence la troisième partie intitulée «
Un homme et son caddie ». La remontée laborieuse des escaliers est non seulement visuelle mais elle marque aussi le début du discours de l'homme. S'adressant à son caddie, compagnon de sa détresse, il va s'exhorter au courage, à la lutte contre les éléments, (le gel,le « vent de colère très très noir » « mais c'est le vent ») au stoïcisme : « Il le faut ! ». le caddie de fer et de toile l'aide doublement , il le soutient moralement et physiquement :« Sans toi ici, petit, comment je pourrais faire ? Merci. ». Il parle aussi à ses mains avec compassion : «Allons, venez maintenant, dit l'homme à ses mains ! ».. « Venez donc vous serrer toutes les deux dans les poches ». Ou bien encore « Approche donc je te dis, dit l'homme à son caddie, qu'on te dégrafe un peu...Tu es tout boudiné ! »
Nous avons ici un exemple du procédé littéraire qui est la marque de fabrique de
Christina Mirjol , et qui la classe à part dans la littérature romanesque : le discours est constamment étayé à la fois par la répétition, et par l'incise (« dit-il », ou « dit l'homme »), qui donnent toutes deux au texte son rythme, sa Vie. C'est une écriture qui participe de l'Oral et qui traduit la profondeur de l'humanité de son auteure, sa force et sa générosité.
J'ai déjà mentionné le double registre de l'homme. Son langage parfois argotique, sa gouaille, qui laissent souvent la place à un langage soutenu font de lui une sorte d'aristocrate de la rue . L'homme a tout perdu, mais il lui reste cette dignité qui est celle non seulement du courage mais de l'absence de jugement. « Depuis le nord glacé où nous sommes rassemblés et à partir duquel l'étendue se déploie, l'immensité, dit-il ne nous menace-t-elle pas ? ». A nouveau un alexandrin magnifique, digne des Contemplations. Son discours est aussi émaillé de nombreuses métaphores : « un océan de bois, un noir désert de planches prêt à se soulever face au vent qui se déchaîne et devant des navires immobiles ». Son admiration pour le monde (« les grues rectilignes, aussi fines qu'incassables...leurs manoeuvres inexpliquées...plus intimidantes que des sphinx.. »)», sa compassion pour les faibles, les fourmis, les oiseaux (« Un petit moineau gris. A peine plus haut qu'un doigt. Aussi pauvre que moi. »), son sens du paradoxe (« les fabuleuses distances du présent ») font de l'homme un personnage essentiellement vivant, dont la souffrance nous dépasse : « Ce que nous endurons, personne, personne, tu sais, ne peut le comprendre, non .».
« Il fait un froid de chien, dit l'homme à son caddie, ne reste pas dehors, tu grelottes. Ne reste pas tout seul, notre place nous contient, tu vois bien, viens plus prêt....Serre-toi, dit-il, serre-toi, l'endroit est blanc de gel mais notre place, dit l'homme, est toute rose de soleil ». Combien d'auteurs réussissent à nous arracher ainsi des larmes ? Combien de romans parviennent à nous donner, à peine leur lecture finie, envie de revenir au début, et de savourer, phrase après phrase leur contenu ?