Entre ripperologue et auteur de fiction, il faut croire, à la lecture de ce Retour à Whitechapel, que la frontière est mince.
Michel Moatti est sans doute un peu les deux. Écrivain, car son oeuvre est diverse ; ripperologue, car le sujet de ce Retour à Whitechapel est bien l'un des plus grands mystères de l'histoire criminelle récente, à savoir l'identité de celui que la presse britannique surnomma, à la fin du dix-neuvième siècle, Jack l'Éventreur. Moatti est écrivain : il s'est donc inventé un double, Amelia Pritlowe, laquelle conte, dans le Londres outragée par le Blitz de 1941, ses tentatives pour retrouver celui qui sema la mort dans le quartier désoeuvré de Whitechapel, en plein East End. Moatti est écrivain, donc : alternant avec le journal intime d'Amelia Pritlowe, il tente de donner corps à ces quelques jours de novembre 1888, jours d'audition auprès du coroner McDonald, nuits de meurtre auprès des cinq corps martyrisés : Polly Nichols,
Annie Chapman, Liz Stride, Catherine Eddowes et Mary Jane Kelly. Pour mener à bien sa narration, c'est-à-dire pour guider le lecteur et offrir à celui-ci une solution, une hypothèse,
Michel Moatti se fait ripperologue. Lui aussi a oeuvré, comme l'un de ces hommes, l'une de ces femmes de l'ombre, qui lisent et examinent, dans le silence des bibliothèques et des archives, le moindre article, la moindre coupure de presse, la moindre analyse, la moindre photographie ayant trait à cet automne tragique de l'est londonien.
De ce livre, aux frontières du roman et de l'enquête, on peut d'abord saluer l'effort de reconstitution d'un Londres disparu. Aujourd'hui, l'urbanisme débridé laisser pousser, sur les rives de la Tamise, et au-delà, les tours démesurées d'une ville qui est depuis longtemps l'une des plus grandes places tant financières que culturelles du monde. le Londres de la fin du dix-neuvième siècle offre un visage bien différent, double si l'on considère qu'elle est déjà l'une des villes les plus populeuses au monde et qu'elle est le centre du plus grand empire de l'Histoire. Mais, à côté de la puissance politique et économique de la ville, à quelques miles des quartiers royaux et aristocratiques de l'ouest londonien, il est des quartiers misérables dont
Jack London, dans le peuple de l'abîme, a décrit les conditions de vie. Ruelles mal éclairées, troquets où l'on déverse des alcools qui rassérènent et tuent en même temps, taudis étriqués où vivent des familles entières : l'East end survit dans une crasse indigne de la plus prestigieuse métropole au monde. Moatti en décrit aussi les bruits, les odeurs : celle du poisson qui imprègne les vêtements de ceux qui déchargent les bateaux de la Tamise, celle des corps qui manquent d'hygiène ; et les bruits de sabot des animaux, résonnant sur le pavé, tandis qu'on mène les bêtes aux abattoirs, et les criailleries des marmots qui attendent leurs mères dans les cours d'immeubles, et les cris des ivrognes. Londres vit et pue, dans ce livre. Voilà le cadre, et maintenant il faut y plonger.
Méticuleusement, Moatti nous décrit l'oeuvre de Jack. Ses quatre premiers meurtres, commis dans des ruelles sombres, à l'abri des regards, avec pour seule lumière l'éclat de la lame qui tranche les carotides et fouille ensuite les entrailles. Polly Nichols d'abord, puis
Annie Chapman, le Double Event ensuite, c'est-à-dire les meurtres dans la même nuit de Liz Stride et Catherine Eddowes, et enfin ce qu'il conviendrait d'appeler, pour désigner le travail d'un artiste, le chef d'oeuvre, mais qui n'est en ce cas que le summum de l'horreur, le meurtre de Mary Jane Kelly, commis dans la chambre de celle-ci au 13, Miller's Court, dans Dorset Street. Pour affronter cette mort omniprésente, Moatti invente le personnage d'Amelia Pritlowe, infirmière au London Hospital durant la Seconde guerre mondiale. Quelques jours avant le début du récit, Amelia a appris, d'une lettre de son père décédé, qu'elle est la fille de Mary Jane Kelly. L'enquête se fait alors quête : des origines d'Amelia, d'une vérité pour
Mary Jane. Amelia devient membre de la Filebox Society, une association de ripperologue conservant, entre ses murs feutrés, les secrets de centaines de document. Avec Amelia, Moatti a un double, qui lui permet de remonter le temps, qui lui donne légitimité pour se lancer à la poursuite de Jack. La dualité, en un certain sens, paraît être l'un des thèmes de ce livre : dualité d'une Londres à la fois magnifique et misérable ; dualité du ripperologue qui s'appuie sur les minces traces du réel - les articles de presse, les interrogatoires de la justice, les photographie de la police - pour bâtir les échafaudages par nature hasardeux des théories quant à l'identité de Jack ; dualité du Double Event, nuit du double meurtre ; dualité, et c'est tout ce que l'on dira de la théorie de
Michel Moatti, dans l'identité du meurtrier de Mary Jane Kelly. On comprendra enfin une dualité temporelle, entre ce Londres de 1888, capitale d'un Empire prospère, et cette Londres de 1941, giflée nuit après nuit par l'aviation allemande, et entre les deux dates, un même East end, humilié par sa pauvreté ou par les bombes qui s'y déversent, un East end qui fait figure de victime quand l'ouest londonien est préservé.
Demeure une question : pourquoi les meurtres de Jack fascinent-ils autant ? Sans doute pour leur sauvagerie, et sans doute parce que le mystère demeure quant à l'identité de leur auteur. Pourtant, et c'est probablement ce qui fascine dans cette histoire, la galerie de suspects est extrêmement bien fournie. Parmi eux, on remarque quantité de personnages importants du Londres de l'époque, depuis quelque peintre jusqu'à un membre de la famille royale, en passant par des personnages proches du pouvoir (ainsi le docteur Gull, dont a parlé notamment
Alan Moore dans
From Hell). Comme si les meurtres de Jack l'Éventreur symbolisait, de la manière la plus brutale qui soit, les pleins pouvoirs d'une population sur une autre : les meurtres comme démonstration de la domination sociale, de l'absolue maîtrise des corps dominés. Là aussi, une dualité s'exprime : les meurtres de Jack jettent une lumière crue sur un lieu et une population invisible. Invisible d'abord parce que pauvre : les gens qui témoignent auprès du coroner McDonald ne connaissent d'éternité que parce qu'ils connaissaient, de près ou de loin, Mary Jane Kelly. Eux, les témoins, comme les victimes, étaient supposées ne jamais sortir des limbes d'un oubli certain que leur promettait leur condition sociale. Invisible aussi, car les victimes de Jack sont des femmes, marginales parmi les marginaux de l'East end. Les femmes sont des mères, qui nourrissent et s'occupent de leurs foyers et de leurs familles. A l'occasion, elles se prostituent, ainsi toutes les victimes de Jack ; mais ce n'est pas un métier pour elle, mais un expédient bien pratique bien que désolant, pour ramasser quelques piécettes qui permettront de payer un lit pour la nuit. Invisible encore, la petite témoin qui, depuis le parquet du logis de Miller's court, apportera à l'énigme sa solution. Invisible enfin, et c'est là l'originalité du livre de
Michel Moatti - et on le dira sans trahir son hypothèse -, Jack l'Éventreur lui-même, invisible et donc introuvable pour les autorités, incapables qu'elles étaient de regarder en face la misère de l'East end. Invisibles sont les fantômes qui peuplent notre imaginaire et notre histoire. Pourtant ils sont là, et nous effraient. Jeter une lumière crue - celle des pages d'un roman - permet, au moins, de les appréhender avec rationalité.