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4,12

sur 470 notes
"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations."

Voilà comment Robert Musil commence son roman : en nous entretenant de la pluie et du beau temps, dans un chapitre "D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit".
Le lecteur est prévenu.
Sur les couvertures des gros pavés de cape et d'épée, on voit parfois l'image d'un intrépide bretteur avec une lame meurtrière dans chaque main. "L'homme sans qualités" est d'une toute autre trempe, et il n'a pas une telle couverture... mais il pourrait, et il devrait en avoir ! Sous le drapeau flasque de la Cacanie, la première épée symboliserait l'incroyable difficulté de se frayer un chemin à travers le texte de Musil, et l'autre sa monstrueuse longueur.

On pourrait se demander qui aurait envie de se prendre dans l'interminable spirale de réflexions, pour la plupart totalement vaines (et très, très, complexes), sur la société, la philosophie, le droit, la morale, l'humanité et autres sujets gigantesques. Mais cela démontre d'autant plus le génie de Musil : il a réussi à présenter sa logorrhée sur les thèmes évoqués de façon susceptible à vous mettre en transe. Qu'importe que tous ces passages verbeux et tous ces murs de lamentations textuels ne mènent finalement à rien, puisqu'ils arrivent à restituer la pensée humaine bien mieux que n'importe quel "courant de conscience" ?
Ceci dit, ma "transe" n'était jamais de longue durée, et les moments où je cumulais chapitre sur chapitre dans une sorte d'extase littéraire (il faut dire que Musil ménage son lecteur par des chapitres relativement courts, aux titres attractifs) étaient entrecoupés de plus en plus souvent par une envie irrépressible de changer de lecture. Pour quelque chose qui contiendrait ne serait-ce qu'un minimum d'"action", comme on dit.

Par une étrange ironie du sort, c'est justement une "action" qui représente le motif central du roman. Et quelle action ? L'Action parallèle, pardi !
Sur le fond des préparations du 70ème anniversaire de ce cher et bienfaisant empereur François-Joseph (afin de concurrencer les célébrations des 30 ans du règne de l'empereur germanique Wilhelm), Musil nous plonge dans l'état d'esprit de la "k. und k." monarchie austro-hongroise (alias Cacanie) à l'aube de son crépuscule.
Le protagoniste principal (appelons-le Ulrich, par exemple) se retrouve au centre de l'Action, en tant que secrétaire du comité chargé des préparations. Contrairement à ce qu'insinue le titre, Ulrich est loin d'être dépourvu de qualités, mais son détachement délibéré fait de lui un excellent observateur impartial.
Les efforts pour redonner sa grandeur à "l'esprit de l'époque" s'enlisent dans le marécage du déclin généralisé, perçu par tous : la noblesse ne comprend pas les changements, et a peur de la perte des anciennes valeurs spirituelles, de ses certitudes et de l'ordre établi ; les classes émergentes veulent reconstruire quelque chose de neuf et de grand sur les ruines, mais personne ne sait exactement quoi. Ce qui n'empêche pas tout le monde de sentir que "quelque chose" devrait être fait d'urgence, sans avoir une idée précise par quel bout commencer... comme c'est authentique !
Musil décrit la vie réelle, et ses longues phrases complexes montrent toutes ses nuances, sensations, interrogations, motivations et contrastes. Les pensées se dispersent et s'envolent comme des oiseaux, pour se retrouver à nouveau, trois ou quatre pages plus tard, sagement assises sur la même branche. Il n'est pas évident de saisir toute l'ironie et le sarcasme du roman, et de suivre la mélodie du texte et le cheminement des idées de Musil tout le long de ces quelques 2000 pages.
D'ailleurs, faire deux avis séparés me semble inutile ; la seule chose qui change vraiment dans le second tome est l'arrivée d'Agathe, la soeur d'Ulrich ("la femme sans qualités", pour ainsi dire) au centre du roman, et leur intense relation (pas que) platonique. Mais tous les personnages - Diotime, Clarisse, Arnheim, Leinsdorf... ou même Moosbrugger - contribuent à la recherche de la Grande Idée : ils discutent, philosophent, se poussent, se contredisent, s'attirent, s'encensent ou s'incendient ; bref, un chaos valable sans doute pour n'importe quelle société suffisamment éclairée pour permettre une telle divergence d'opinions à la recherche du même but.

"L'homme sans qualités" a aussi son intérêt en tant que document historique. Avec sa sophistication pesante et ses louanges raffinées de valeurs spirituelles vagues et mal définies, il décrit de façon exceptionnelle l'ambiance du lent effritement du vieux Moloch austro-hongrois.
Et j'insiste sur cette exceptionnalité, bien que le sujet soit récurrent dans le canon littéraire de l'Europe centrale, et traité avec le même panache par Roth dans "La Marche de Radetzky", ou par Mann dans "La Montagne magique". Mais seul Musil a réussi à se saisir de cette solennité intemporelle, que je n'ai rencontré dans aucun autre texte.
Après tout, il est amusant de constater que le roman n'a pas vraiment un début - le lecteur est simplement jeté dans les eaux profondes et dangereuses de ses réflexions - ni vraiment une fin, rien que pour le fait qu'il n'a jamais été achevé. Musil laisse les débuts et les fins aux écrivains moins exigeants, et il déploie son art dans le jeu du centre. Je recommande de jouer avec lui.
Son Ulrich, malgré l'absence de "qualités", est relativement déterminé et efficace ; une sorte de "gars" presque kunderien... c'est peut-être pour ça que Kundera aime tant Musil.
4,5/5 pour le moment. Mais plus, et bien plus, après une éventuelle relecture.
Pardon pour la longueur inélégante de ce billet ; il y a tant à dire, et pourtant c'est si laborieux à formuler...! "Merci de votre compression", comme disait l'écriteau collé sur un troquet fermé à cause de la situation sanitaire... chaque époque son déclin !
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J'ai du rendre le livre à la bibliothèque municipale. Mais en même temps j'en suis à la page 194 et que s'est il passé pendant toutes ces pages ? Rien strictement rien nada. Alors évidemment peut être le reprendrai je un jour ne serait ce que parce que je n'ai lu que de formidables critiques sur ce « chef d'oeuvre ». Mais pas tout de suite…
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"L'homme sans qualités", dont ce premier tome est paru en 1930, se déroule dans l'année 1914 en Cacanie, surnom donné par Musil à une Autriche-Hongrie déclinante. C'est une oeuvre ouverte, difficile à définir brièvement, inachevée. qui n'a rien du roman traditionnel.

Le personnage central, Ulrich, l'homme sans qualités, prend «congé de lui-même» de sorte que cette distanciation par rapport à la réalité peut être qualifiée d'ironie philosophique. Jean-Pierre Cometti en préface : Ulrich "ose le pari de l'intelligence et d'une réconciliation avec le monde auxquelles seuls nos préjugés font obstacle, ceci sous les pires formes qu'a connues le vingtième siècle".

Ce livre pose des développements sur la science et la technique, sur les exigences de l'intellect et de l'âme, l'intuition, la responsabilité morale et juridique, la culture et l'histoire, qui, du point de vue philosophique, sont comparables à ce que la philosophie contemporaine produit de mieux. Robert Musil est "le genre de penseur et d'écrivain exceptionnellement redoutable par son intelligence et sa subtilité", écrit Jacques Bouveresse. Ce dernier avance encore que le roman de Musil a donné une idée beaucoup plus juste et convaincante de ce que pourrait être une forme de sagesse moderne que la plupart des philosophies d'aujourd'hui. Il est manifeste aussi que l'utopie musilienne possède un potentiel subversif.

Si le premier tome au bout duquel j'arrive est long – 877 pages – et exige de l'attention afin d'en tirer quelque bénéfice, il est d'une rare qualité intellectuelle et littéraire. Certains sujets moins évidents me semblent valoir de prolonger cette lecture avec l'un ou l'autre texte/ouvrage consacré à l'oeuvre de Musil.

L'écrivain Musil dit les choses infiniment bien, rendu par une traduction magnifique de Jacottet.
Lien : https://christianwery.blogsp..
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L'expérience interdite.
A la façon de Léopold Bloom qui traverse Dublin dans « Ulysse » de James Joyce, Ulrich rentré en terre natale, l'empire austro-hongrois du début du XXe siècle, traverse le roman de Robert Musil, d'un salon à un autre, d'une société à une autre, de façon intemporelle. Il est la colonne vertébrale, le lien entre les savants développements de l'auteur. Sans profession ni statut social bien établi, il est « L'homme sans qualité », agent neutre, il va servir de guide au lecteur pour parcourir la pensée alambiquée et opaque de Musil.
L'oeuvre est un essai, mélange d'utopie et de dystopie, sur une société qui s'invente et dont on a beaucoup de difficulté à cerner le projet : Kaiserlick und Königlich, la cacanie.
« Alors, Ulrich se lança dans une tentative insensée.
- Altesse, dit-il, il n'y a pour l'Action parallèle qu'une seule tâche : constituer le commencement d'un inventaire spirituel général ! Nous devons faire à peu près ce qui est nécessaire si l'année 1918 devait être celle du jugement dernier, celle où l'esprit ancien s'effacerait pour céder la place à un esprit supérieur. Fondez, au nom de sa majesté, un Secrétariat mondial de l'Ame et de la précision. »
Ceci est l'exemple frappant de la folie de Musil. On ne sait plus si l'on est au milieu d'un cours de pataphysique d'Alfred Jarry ou dans le bureau d'Adrien Deume dans « Belle du seigneur » d'Albert Cohen.
Maintes fois Musil nous perds, alternant réflexions philosophiques, métaphores facétieuses, dialogues surréalistes.
« L'homme sans qualité » est l'oeuvre inachevée de Robert Musil mais aussi une lecture sur laquelle il faudrait revenir souvent pour commencer à en saisir l'un des multiples sens et, de facto, est une lecture inachevée elle aussi. C'est une aventure littéraire qui mène partout et nulle part, l'expérience interdite qui risque de nous égarer dans le labyrinthe maudit de la pensée de Musil.
Ainsi le disait Nicolas Boileau : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »
Traduction de Philippe Jaccottet.
Editions du Seuil, points, 834 pages.
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Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois.

Cette avalanche de beauté qui déferle sur l'âme au point que celle-ci se voit élargie par l'ondée destinée à là foi à la désaltérer et à l'assoiffer davantage...
Quand soudainement, au détour d'une phrase, la grâce s'empare de votre esprit et vient chahuter votre inconscient, éveiller dans votre cerveau des étincelles semblables aux picotements d'une circulation entravée dans les jambes lorsqu'on est assis trop bas. Cette émotion si intense que le vertige vous capture hors de ce monde, que ne se dissocient plus les mots en cours de lecture et vos contemplations les plus secrètes.
La lutte s'engage alors entre vos mains qui vous supplient de déposer ce livre et la flamme qui consume au-delà des lettres, le papier, l'arbre dont il est issu, la forêt des utopies préverbales qui furent les vôtres lorsque nouveau-né, la première inspiration épanouit les branches de vos poumons...

Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois. A la recherche du Temps perdu.

Du côté de chez l'un, le narrateur est la mémoire elle-même, ici la fulgurance de l'intellect acéré. Une seule et même poésie.
Portée au bord du gouffre par Proust et Musil, la littérature embrasse une plénitude esthétique et métaphysique puis s'estompe, dans une éternelle et jouissive épectase...
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J'avais commencé à lire ce livre, il y a quelques années(environ 200pages), repris cet été avec un peu d'appréhension tant par le volume écrit que pat les pensées de Musil complexes.
Voilà, ça devait être le bon moment, lancé, je l'ai lu d'une traite.Fascinée par notre anti héros: Ulrich qui ne sait s'il faut vivre, agir, penser tout à la fois.
Roman foisonnant de réflexions philosophiques mais aussi tout simplement du sens de la vie.
J'ai adoré son style d'écriture, les images et même parfois les sensations qu'elles dégagent. Relisant parfois plusieurs fois une phrase tant l'écho résonne mais aussi parfois pour la saisir tant elle était longue et complexe.
Laissant la pâte reposer....je lirais sans aucun doute le deuxième tome.
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Un monument dont une partie seulement mais déjà conséquente a été publiée. le Journal de Musil (en deux tomes publié) apporte un éclairage sur ce livre "plein" de qualités.
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Souvent classée parmi les oeuvres majeures du XXème siècle j'en ai parfois été lassé. Mais de quoi alors ? Comment une telle oeuvre (et disons déjà « le tome 1 ») qui condense de manière incomparable les interrogations et les potentialités, les contradictions et les craintes de ce début du XXème siècle peut être lassant ? Et bien justement, au bout de 1000 pages de tergiversations intellectuelles, on est rincé. On y parle de progrès, des sentiments, des Idées, du sens de la vie ou du sens de l'humanité, pour n'évoquer que ça.

L'écriture de l'Homme sans qualité était peut-être le moyen pour Robert Musil de mettre sur le papier, en le rendant inaltérable, le résultat de ses propres réflexions, pour tenter de comprendre dans quel état d'esprit était cette partie de l'Europe à la veille de la catastrophe que l'on connait : la première guerre mondiale.
Même si la situation géopolitique n'est pas approfondie dans l'ouvrage, on comprend bien l'enjeu de cette « Action parallèle » pour les « patriotes autrichiens » dans l'incapacité de définir leur identité propre dans cet empire austro-hongrois coincé entre l'Empire d'Allemagne et les pays slaves de l'Europe du Sud-Est.

Le personnage principal, qui a connu jusque-là un succès modeste dans sa carrière, est au centre de l'action de l'oeuvre. Cet Homme sans qualité, n'en est pas tant dépourvu, mais il ne sait pas comment se définir. L'auteur se sert de ce flou pour incarner ses propres réflexions et nous communiquer ses interrogations. A l'inverse, le personnage du Dr Harneim semble représenter un homme qui a toutes les qualités, un homme qui ne reste pas dans la « moyenne », qui à réponse à tout. On a l'impression que cet homme sait tout. Mais finalement lui-même reconnait qu'on ne peut pas tout connaitre, tout savoir, la vérité est propre à chacun, selon ses valeurs, sa culture, son histoire…

Et c'est le combat, intellectuel, du personnage principal, de faire reconnaitre cet état de fait, que tout ce que l'on fait, tout ce que l'on croit, dépend de nos mécanismes de pensée, qu'il n'y a pas une vérité unique. Finalement, il pourrait s'appliquer cette maxime bien connue de Socrate : « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien ».
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Un livre énorme. Un jeune homme brillant, peut-être trop qui perçoit et discute le monde et la vie de façon détachée, sans tache aussi. Dans un contexte d'une première guerre mondiale qui se rapproche sans personne ne la sente venir, mais où il est question de certains nationalismes, un esprit Autrichien qui veut exister dans un empira Austro-Hongrois qui se finit, l'esprit Allemand grandissant en parallèle, la place des institutions et des hommes dans ces institutions...
Des amours, avec des enjeux différents, de classe, de pensées, d'âme... La féminité, la masculinité... bousculées.
Beaucoup de thèmes tenus dans un style brillant. Hélas, pour moi, pas de moments où l'on souffle et un léger manque d'humour rendent la lecture terriblement difficile. Exigeant à fond, ce livre. J'attends le tome 2 avec une certaine appréhension.
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La première partie, ''Une manière d'introduction'', m'a fortement emballé. L'écriture géniale, la façon dont l'auteur présente les choses, cet homme sans qualités, personnage désabusé en marge de la vie active, les réflexions profondes : wow, pensais-je avec un sentiment croissant de jubilation. Cela s'est atténué par la suite alors que la majeure partie du livre, intitulée ''Toujours la même histoire'', tourne autour d'un espèce de projet politique et culturel, l'action parallèle, où l'homme sans qualités est impliqué, et fait la peinture de la haute société de l'empire austro-hongrois à l'orée de la première guerre mondiale. Nous côtoyont une foule de personnages intéressants. Les motivations et la psychologie de ceux-ci, le flou et l'indécision de l'action parallèle, tout ça m'a semblé très crédible, très ''vraie vie''. J'ai refermé ce volumineux premier tome impressionné par le talent de l'auteur.
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