Les éditions Les Bons Caractères publient, en 2022, le témoignage de
Désiré Nogrette, qui détaille sur 261 pages (annexes comprises) ses années de "lutte heureuse".
Mais de quelle(s) lutte(s) parle-t-on ? Car elles s'écrivent au pluriel. "La vie, c'est un combat et, comme vivre c'est lutter, alors autant lutter utilement, pour améliorer la vie des exploités en vue de se débarrasser de cette société d'exploitation de l'homme par l'homme, qui laisse végéter les uns dans la misère pour que d'autres gaspillent, se goinfrent dans une boulimie d'opulence bien dérisoire"(p. 216).
Le ton étant donné, on ne peut que constater la succession de(s) luttes, depuis l'enfance de l'auteur, en passant par la guerre d'Algérie, et surtout le récit très exhaustif des années où il travailla à l'usine Chausson (1964-1990).
Sur ce dernier point,
Désiré Nogrette tente de nous immerger dans plusieurs évènements-clés : 1968 mais surtout, la grève qui dura 3 mois en 1975, qu'il documente avec ferveur, tracts et photos à l'appui.
Au delà de la violence des rapports de force entre patronat et ouvriers, on y découvre des aspects sans doute moins connus, et notamment les conflits larvés ou franchement ouverts entre le PC, la CGT, la CFDT, l'hebdomadaire Voix ouvrière devenu Lutte ouvrière et le reste des ouvriers non syndiqués (militant VO puis LO, exclu de la CGT en 68, D. N. a ensuite rejoint la CFDT). Fait plus étonnant encore : la solidarité extraordinaire entre grévistes français et immigrés ("L'ambiance était chaleureuse, les interventions les plus importantes étaient traduites en trois langues : arabe, wolof (Sénégal et Mauritanie) et bambara (Mali)", p. 112) mais aussi avec la population de Genevilliers et d'autres délégations de travailleurs. le rôle saillant et l'organisation exemplaire des Comités de grêve offrent une belle leçon de démocratie participative.
En bémol, on peut reprocher à l'auteur une plume quelque peu désincarnée : l'ouvrage est une succession de petits paragraphes ou épisodes, qui se lit donc très vite, mais qui aurait mérité (en dehors des chapitres sur 1975) davantage de détails, mise en perspective ou tout simplement... d'émotions. Car tout est extrêmement descriptif ; on croirait lire un journal de bord, et non la biographie d'un ouvrier soucieux de nous convaincre que l'on peut "
vivre heureux en luttant". Autre bémol plus personnel : si de nombreux sites Chausson sont évoqués, celui de Creil* n'est que brièvement mentionné (pas de chance, c'est celui au sein duquel mon grand-père a travaillé plusieurs années et qui m'intéressait particulièrement). Les chapitres consacrés aux années 90 sont trop courts : dommage qu'on en sache pas plus sur les mouvements ouvriers qui ont accompagné la douloureuse restructuration du groupe, car même si je comprends que l'auteur n'était plus dans le "système" (il a fait de l'intérim de 90 à 94), on aurait aimé savoir ce qu'il est/était advenu de ses camarades de lutte...
En conclusion, je recommande ces anecdotes de vie à toutes celles et à tous ceux, ouvriers ou non, qui s'interrogent sur le monde du travail, ainsi que sur l'histoire politique et syndicale française, et qui cherchent peut-être à "travailler sans peur en se faisant respecter... [tout] en souriant discrètement". Merci à Babelio et à l'éditeur pour l'envoi de ce livre dans le cadre de la dernière opération Masse Critique.
* Chausson, en 1975, appartient à quatre actionnaires principaux : Renault 19%, Peugeot 19%, Ferodo 17% et Chausson 13%. [...] À Asnières, on compte 2 200 travailleurs, cadres compris". À Genevilliers, 4 500, à Meudon, 600, à Maubeuge, 2 200, à Reims, 2 000 et à Creil, 4 000. D'après la page 95 du livre.