J'ai lu ce roman de 1110 pages pendant un week-end marathon auquel je m'étais engagée, et l'ai parcouru à la façon du coureur. L'expérience fut unique, l'essoufflement aussi. Surtout une très belle découverte : la plume de grande qualité de
Joyce Carol Oates, que je connaissais pour l'avoir écoutée souvent.
Blonde, saga-épopée dédiée à une étoile filante, Marilyn l'éblouissante, l'enviée, la désirée, la marchandée, passagère éclair entre les deux portes de la vie.
Images célèbres de la célébrissime se mirent à défiler devant mes yeux, souvenirs de quelques films vus et revus : Sugar Kane dans Certains l'aiment chaud de
Billy Wilder, Kay dans Rivière sans retour de
Otto Preminger, Angela dans Quand la ville dort de
John Huston, Rose dans Niagara de Henry Hathaway, la voisine dans Sept ans de réflexion de
Billy Wilder, Lorelei Lee dans Les hommes préfèrent les
blondes de
Howard Hawks, Roslyn dans Les désaxés de
John Huston.
Biographie fictive, d'une vie brève qui a laissé en héritage un mythe, a fait couler des fleuves d'encre, a rempli des océans d'images.
"La célébrité était un incendie que personne ne pouvait maîtriser, pas même les patrons de studio qui s'en attribuaient le mérite.". "Vie et rêve... feuilles d'un même livre",
Marilyn Monroe, Norma Jeane, rêve ? réalité ? ou les deux ? dans un mélange pas toujours équilibré et dont elle a été la proie.
Le roman effeuille l'habit éclatant de la star pour pénétrer la grotte cachée de la femme, y découvrir un coeur, des interrogations, des doutes, des faiblesses, des blessures mal soignées, des profondeurs non atteintes, inimaginables, rarement imaginées, des ambitions, une détermination et une lutte pour avancer et tenir. La transformation d'une femme en produit marchand, d'une vie privée en vie publique sous les projecteurs éblouissants. Être et paraître, jeu aveuglant des miroirs, les dessous d'une étoile filante, tricherie reconnue, acceptée et rejetée, jeu de ping-pong. On ne se demande pas qui est la balle.
Livre-film en cinq séances rythmées sur des ombres accouchant des éclairs en plans séquence, gros plans, fondus enchaînés, aussitôt apparus aussitôt disparus, pages-images où l'incroyable surréalisme fait des passages rapides, l'arrêt sur image surprend un instant, après, il s'évapore, travellings sophistiqués, enchaînements des mouvements et une voix off à multiples voix. Sa longueur impressionnante, à mon avis, ne fait qu'équilibrer le passage rapide de la comète Marilyn. le roman va dans les coulisses de la vie privée et des arrangements et négociations qui préparaient le choix des acteurs, les contrats, la naissance du film. Il s'arrête souvent, surtout pas pour des pauses, sur la scène américaine après la guerre, le maccarthysme et la chasse aux sorcières, toute une mentalité, hommes et femmes très inégaux, essais nucléaires désastreux et à longue portée.
Les plusieurs niveaux d'écriture suivent de près les plusieurs niveaux de réalités : la vie intérieure de la femme Marilyn/Norma Jeane, la scène sous les feux des projecteurs, les rôles, ce qu'elle était et ce qu'elle représentait pour les autres. Sous l'oeil de la caméra, sous les feux des studios, lumières d'étoiles, nuit sombre et froide, elle est à la recherche d'un feu qui chauffe sans brûler.
Le réel et le fantastique, la mémoire et ses farces, jeux cruels. "Une grande partie des souvenirs sont des rêves, je crois, de l'improvisation. Un retour dans le passé, pour le changer."
Rythme syncopé d'une vie surprise, méprise et confusion, erreur, vie glissante comme une patinoire, miroir alléchant et cynique, vie timide dans un feu d'artifices, aguichante, grisante, perturbante, et finalement décevante. "Norma Jeane n'aimait plus autant les films. Ils étaient si... pleins d'espoir. A la façon dont les choses irréelles sont pleines d'espoir."
Des voix s'entremêlent, se confondent, rêve, réalité, les images-souvenirs envahissant la mémoire n'en font qu'une toile.
Le style, comme la vie, entre rêve et réalité, épouse la narration, la voix off, les souvenirs, les témoignages ; tantôt vif et enlevé, tantôt serré, chargé, il effleure le fantastique, finit par s'alourdir jusqu'à l'obsession pesante qui devient rivière sans retour vers
les chutes de Niagara qui emportent tout.
Très peu allaient plus loin que la surface de Marilyn, beauté éphémère aimée et exploitée ; mais elle-même, Norma Jeane, jusqu'où allait-elle ? elle avançait et reculait, dans les deux sens avec hésitation et courage fêlé, une hypersensibilité mortifère sans issue, des hauts et des bas épuisants, des absences, sa mère une absente, son père une photo, une absence. La vie est-elle une parenthèse ? entre quoi et quoi ?
Joyce Carol Oates regarde à la loupe la surface miroitante, et interroge chaque reflet à l'aide du microscope, et finalement laisse beaucoup de points d'interrogation tels qu'ils sont, sans réponse.
Les projecteurs éblouissants se sont retirés dans les coulisses avec leur lumière aveuglante, les bruits extérieurs assourdissants et blessants se sont tus, et la part d'ombre de Marilyn, Norma Jeane, s'est ouverte à la lumière du jour celle qui émerveille sans faire de mal.
Elle voulait être aimée pour ce qu'elle était vraiment ! Mais ce "vraiment", le savait-elle ? Etre et paraître, souvent le pont entre les deux est instable et ce quelque chose qui manque crée un point faible, une fragilité empêchant le lien solide. Une feuille frémissante de vie, un coup de vent peut l'emporter mais tant qu'elle y est elle habite l'arbre, ainsi que Marilyn habitait tous ses rôles.
Norma Jeane voulait rester ce qu'elle était. "Elle voulait être reconnue pour une grande actrice et en même temps être aimée comme une enfant et on ne peut manifestement pas avoir les deux."
Elle a eu tout, mais pas l'essentiel.