Maudits est un livre incroyable, hors-norme et ambitieux autant sur le fond que sur la forme : Quelle portrait (sans concession) de l'Amérique ! Quelle langue !
A priori, je ne lis pas de livres de vampires ou d'histoires surnaturelles (mais comme toute règle a ses exceptions, j'avais adoré le magnifique
Dracula de
Bram Stoker et La nuit de Walpurgis étant adolescent, et depuis, à peu près rien... Sinon un vif souvenir du fantôme de Kafka sur le rivage).
Mais, plus qu'un ouvrage sur les fantômes ou les vampires, le livre de Carol Joyce Oates (CJO) est avant tout, me semble-t-il, une sévère critique sociale de l'Amérique puritaine du début du XXe siècle. le portrait qu'en dresse CJO est saisissant : femmes reléguées à l'hystérie, noirs traités comme des moins qu'humains, prolétaires écrasés sous le travail, l'Église (presbytérienne dans ce livre) ne servant qu'à justifier ces oppressions emboitées dont l'homme blanc est l'ultime bénéficiaire.
Concernant les femmes de la haute société de Princeton qui est le cadre (ô combien gothique !) du récit, elles sont tenues dans un état d'aliénation complet, avec l'approbation de la plupart d'entre elles, et mises à l'écart de tout débat politique comme des faits divers – autant de sujets unladylike (le mot m'a fait tilté).
Les ouvriers sont des esclaves dont la condition est voulue par Dieu comme le souligne cette mémorable citation du révérend Beecher (p. 246 dans l'édition
Philippe Rey) : « Dieu a voulu que les grands soient grands et les petits, petits ; et l'ouvrier incapable de se satisfaire d'un dollar par jour, de pain et d'eau, ne mérite pas de vivre. »
Les Noirs peuvent, au mieux, atteindre la domesticité, on les moque, ils ne connaissent pas la neige, ils sont angéliques et débonnaires, on les considère comme des simples d'esprits. CJO étale tous les clichés d'un racisme chimiquement pur produit de l'élite du West End de Princeton, société hyper hiérarchisée sans autre espoir de sortie que la mort ou l'exil (au moins à New York comme le fait Wilhelmina Burr, l'une des rares jeunes femmes à s'affranchir de sa caste triomphante et rongée de l'intérieur par l'empilement de ses crimes.
Les scènes surnaturelles sont très intéressantes, on frisonne (le château des Marais), comme le reste du texte, ces pages sont magnifiquement écrites. La visite du « modèle de
Sherlock Holmes » (sic) au Dr. van Dyck est inénarrable et terrifiante. le passage de
Jack London (habité par un démon, littéralement forcené) est mémorable — on ne sait pas qui est habité par le diable dans ce livre aux très nombreux personnages. On le devine bien sûr. Certains maris, habituellement « aimables » virent à la folie complète et sont terrorisants (Coppelstone Slade face à sa femme, vaut bien le Jack Nicholson de Shining).
Pour autant, ce n'est pas tant le sujet qui fait la force de ce livre, mais sa forme. On est manifestement, quelques pages suffisent à s'en convaincre, face à un chef-d'oeuvre. le style est aussi travaillé que la psychologie et la description sociale. Ce n'est pas le tout d'avoir un bon sujet, il faut pouvoir lui donner forme et celle-ci me paraît grandiose.
Je n'avais jamais lu de livre de CJO, mais je qualifierai le style (et donc la traduction) de magnifique. En cours de lecture, on retourne vers ce livre pour se pâmer devant sa qualité. Je ne sais pas sur quel critère on élit les prix Nobel, mais rien qu'à lire
Maudits, je me suis dit qu'il ne serait pas déplacé de l'offrir à cette autrice qui fait du grand art.