– ... J’ai entendu la lecture du nouveau décret que la Convention vient de voter. Les agents d’exécution du Comité de sûreté générale dont Héron est le chef ont, à dater de maintenant, toute latitude pour effectuer des visites domiciliaires et pleins pouvoirs pour agir contre «les ennemis du bonheur public ». Cette formule n’est-elle pas d’un vague admirable?
Nul n’est à l’abri de leurs soupçons. Qu’un homme dépense trop d’argent ou n’en dépense pas assez, qu’il rie aujourd’hui ou qu’il pleure demain, qu’il prenne le deuil d’un parent guillotiné ou qu’il se réjouisse de l’exécution d’un ennemi, en voilà assez pour le rendre suspect. Il est un mauvais exemple pour le peuple s’il est vêtu avec soin, il en est un autre s’il porte des vêtements sales et déchirés. Les agents de la Sûreté générale apprécieront eux-mêmes par quoi se reconnaît un ennemi du bonheur public et toutes les prisons s’ouvriront à leur ordre pour recevoir ceux qu’il leur plaira d’y envoyer. La loi leur donne en sus le droit d’interroger les prisonniers à part et sans témoins et, toute formalité supprimée, de les envoyer directement au Tribunal. Leur devoir est clair : «rabattre du gibier pour la guillotine». Ils doivent fournir à l’accusateur public des dossiers à dresser, aux tribunaux des victimes à condamner, à la place de la Révolution des spectacles tragiques pour distraire le peuple, et chaque tête en tombant leur rapportera trente-cinq livres. Ah ! si Héron et ses semblables travaillent ferme, ils pourront se faire de jolis revenus. Voilà ce qu’on appelle le progrès, ami Saint-Just.
- Mais c’est l’enfer déchaîné! s’exclama Saint-Just. Les gens de cœur ne s’uniront-ils pas pour renverser un gouvernement capable de telles iniquités et sauver tant de vies innocentes menacées ?
– Ah ! monsieur, il en est une précieuse entre toutes : celle du pauvre enfant prisonnier au Temple.
– Vous le plaignez, mademoiselle ?
– Comme toutes les Françaises de cœur. Ah !
s’écria-t-elle joignant les mains et fixant sur Armand ses yeux brillants, si votre valeureux Mouron Rouge pouvait seulement délivrer ce pauvre innocent, je le bénirais dans mon cœur, et si je pouvais lui être utile je l’y aiderais de toutes mes forces.
– Soyez bénie vous-même pour ces généreuses paroles, mademoiselle, dit Armand qui se laissa glisser à ses pieds. Je commençais à perdre confiance dans ma patrie égarée, à juger tous les Français abjects et les Françaises insensibles.
En réponse à l’interrogation du jeune homme,
– C’est-à-dire, mon bon Saint-Just, que les deux hommes que vous voyez là, consultant paisiblement le programme de la soirée et prêts à
goûter les vers de feu monsieur Molière, se valent autant par leur ruse que par leur cruauté.
Au-dehors, la vie continuait dure et mauvaise. Des hommes se haïssaient, s’entre-déchiraient. Mais ce salon vieillot aux soieries passées formait à lui seul un univers, séparé du reste du monde et dont rien ne troublait l’atmosphère de paix et de parfaite beauté
- Il nous faut penser à l’avenir plutôt qu’au présent, mon cher, dit-il d’un ton net. Que sont quelques vies humaines auprès du but que nous nous proposons.
– Le retour à la monarchie, oui, je sais, murmura Saint-Just, mais en attendant...