Ce n'est pas fait exprès mais depuis quelques semaines, j'enchaîne les oeuvres inachevées de grands maîtres. Après celle de
Kentaro Miura et du
Studio Gaga :
Dur-An-Ki, le mois passé
La Forêt millénaire de
Jiro Taniguchi, il y a quelques jours, voici celle de deux monstres de l'animation japonaise :
Mamoru Oshii et
Satoshi Kon.
Comme cela nous est raconté en postface, la rencontre de ces deux grands artistes au début des années 90 a été imaginée pour trouver un second souffle après la fin de Nausicaä et proposer une nouvelle grande fresque de SF à la japonaise aux lecteurs. Malheureusement quand deux hommes aux fortes personnalités se rencontrent, ça donne soit un coup de génie, soit un coup d'épée dans l'eau. Nous sommes à la croisée des deux. Sans parvenir à faire se concilier leurs égos, les deux auteurs ont mis un terme à leur collaboration avant d'avoir parachever leur histoire et nous en sommes les premières victimes.
C'est vraiment extrêmement dommage car ils avaient là, entre leurs mains, avec Oshii au scénario et Kon aux dessins, un oeuvre extrêmement puissante, dans cette veine d'histoire de SF géopolitique qui fera le succès d'Eden à peine quelques années plus tard. Il serait d'ailleurs intéressant de savoir si Seraphim ne tient pas lieu de source d'inspiration principale à
Hiroki Endo tant il y a de similitudes entre les deux.
Nous sommes en effet ici dans un univers post-apo où il y a eu une terrible épidémie qui a ravagé bien des pays. Celle-ci, selon la légende urbaine, transiterait par les oiseaux et transformerait peu à peu ses victimes en ange. Nous suivons les envoyés malgré eux d'une organisation mondiale, l'OMS, qui vont pénétrer en Chine, notamment dans la ville de Shenzen (tiens, tiens, Oshii aurait-il été visionnaire) qui en serait l'un des épicentres, pour reconduire chez elle ensuite, la mystérieuse Sera, qui semble immunisée contre le virus et porteuse d'un autre espoir.
D'emblée, on sent un récit qui se veut ambitieux. L'univers imaginé par les auteurs nous est décrit dans les moindres détails, chaque camp, chaque organisation, chaque micro-clan, tout y est. On a de la géopolitique à échelle internationale, de la politique à échelle nationale mais aussi à échelle plus régionale. On a des grands pontes d'organisations mondiales mais aussi une Triade mafieuse chinoise. On a des implications politiques mais également religieuses, avec d'étranges cultes, et bien sûr économiques et humaines. Tout y passe, c'est super riche et très immersif étrangement grâce à une narration qui nous plonge d'entrée dans le bain.
Tout n'est que mystère, ce virus dont on ne sait pas exactement ce qu'il est, ni d'où il vient, ni comment il fait ; cette petite fille aussi, qui semble tout focaliser autour d'elle et ne dit rien mais dont les yeux nous parlent tant et nous envoûtent. Il y a bien sûr une ambiance étrange, presque de folie ambiante qui s'est emparée de tout le monde, certains se réfugiant dans la science, d'autres la religion, mais le plus grand nombre plus assurément dans la violence. C'est donc un univers bien rude que nous dessine là
Satoshi Kon avec des allures de monde post-apo à la Akira, vu qu'il a travaillé avec
Otomo, le lien se fait tout seul.
Le récit a tout du polar également, il ressemble à ces vieux films noirs et fait penser aux adaptations des nouvelles de K.Dick pour moi avec ces grosses firmes derrière d'impressionnants et parfois mystiques mystères. Cela confère cependant un découpage assez classique, proche de la BD européenne, parfait pour faire découvrir l'oeuvre en dehors du Japon, mais peut-être un peu frileux et manquant d'originalité à mon goût.
Ce premier tome était déjà extrêmement riche et racontait beaucoup de choses, nous lançait sur pas mal de pistes pour une histoire qui se voulait vertigineuse, et qui, je pense, a dû inspirer bien des auteurs ensuite. Je pense assurément à
Hiroki Endo cité plus haut, mais aussi
Daisuke Igarashi dans
Saru. Il s'est lui-même nourri d'oeuvres de son époque et antérieures, ainsi que des obsessions de son scénariste, puisqu'on retrouve le chien (basset) signature d'Oshii et ces créatures angéliques qu'il développera sous d'autres formes Ghost in the shell, notamment. C'est pétri d'idées et d'influences, des plus universelles avec les références bibliques, religieuses et scientifiques qu'on trouve partout, à d'autres plus intimes.
Seraphim était un projet puissant au potentiel certain, que je suis certaine que j'aurais adoré, tant il me rappelle les débuts de cette oeuvre culte pour moi qu'est Eden : it's an endless world. C'est donc forcément extrêmement frustrant de savoir que l'égo de ces deux hommes les a empêché de mener ce projet au bout, et en même temps c'est peut-être justement parce qu'ils avaient chacun une vision puissante de ce qu'ils voulaient faire que leur Oeuvre ensuite est si puissante dans les autres supports qu'ils nous ont proposés. Oui, je regrette de ne pas avoir la suite de cette histoire, de ne pas savoir où et jusqu'où ils nous auraient emmenés, mais je ne regrette pas que des artistes n'aient pas cédé pour affirmer leurs convictions, je trouve aussi cela important. Il est peut-être juste mieux qu'un projet vienne des artistes eux-mêmes et non qu'on cherche à les faire s'entendre. Un sujet à réfléchir.
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