Est-ce l'amour qui rend idiot, ou n'y a-t-il que les crétins pour tomber amoureux ? Voilà ce que ma longue pratique d'entremetteuse ne ma pas encore permis de décider. Je serais bien aise, en tout cas, de connaître un couple - ou même juste un seul amoureux - qui soit devenu plus malin et plus avisé, plus retors qu'il n'était avant de tomber sous le charme.
Si Dieu veut que nous menions à bon terme cet ouvrage, Sa Sainteté notre Sultan commencera sans doute, quand il l'aura entre les mains, par jeter rapidement un œil, histoire de voir si nous n'avons pas lésiné sur la feuille d'or ; puis il examinera son portrait, comme s'il parcourait son propre panégyrique, et sera, comme tous les autres, plus admiratif de son image que de l'image que nous avons peinte ; si ensuite il daigne se pencher sur ce labeur zélé, inspiré par l'Orient et l'Occident, où nous avons usé la lumière de nos yeux, quel bienfait de sa part ! Mais tu sais comme moi, que, à moins d'un miracle, il fera remiser le livre sous clef, dans le Trésor, sans même demander qui est l'auteur du cadre, des enluminures, de tel personnage, ou de tel cheval ; et nous nous remettrons au travail, comme de bons artisans, en continuant d'espérer qu'un jour notre mérite sera connu.
Les habiles diront : « Voyons un peu ce que me dit cette lettre », quand les imbéciles se contentent de dire : « Voyons ce qui est écrit »
(...) les gens (...) qui, (...) finissent par prendre la passion et ses affres, la prospérité et la misère, pour prétextes d'une éternelle et absolue solitude et d'une mélancolie qu'ils affichent, ne sont susceptibles ni de grands plaisirs ni de grands chagrins dans la vie.
Une erreur qui ne provient pas d'un manque de maîtrise, mais émane de l'intérieur de I'âme de l'artiste, cesse d'être une erreur, et de vient un style.
(Poétique de la lettre par une illettrée, p. 74)
Une lettre ne s'exprime pas seulement par les mots écrits. Pour lire une lettre, comme un livre, il faut également la sentir, la toucher, la manipuler. C'est pourquoi les habiles diront : « Voyons un peu ce que me dit cette lettre », quand les imbéciles se contentent de dire : « Voyons ce qui est écrit. » Tout l'art est de savoir lire non seulement l'écriture, mais ce qui va avec. Allons, écoutez donc ce que dit aussi la lettre de Shékuré :
1. Même si j'envoie cette lettre en secret, le fait que j'en charge la colporteuse Esther, dont c'est la profession et le pêché mignon, veut dire que mon intention n'est pas vraiment que cette lettre reste secrète.
2. La façon dont la lettre est pliée plusieurs fois, comme un des petits papiers où nous les Juifs écrivons nos prières, suggère le secret, et le mystère, oui… mais elle n'est même pas fermée ! Sans compter qu'elle est accompagnée d'un dessin de belle taille. Cela semble dire : « C'est notre secret à nous, cachons-le aux autres », et sied plus à une lettre d'encouragement que de refus.
3. Cela est confirmé par l'odeur de la lettre. Une odeur trop évanescente pour que le destinataire puisse décider si elle a été délibérément ajoutée, mais suffisamment sensible pour ne pas passer inaperçue (comme disait Attar, le poète-parfumeur : « Est-ce un parfum, ou l'odeur de ma main ? ») […].
4. C'est vrai, sans doute, que je n'ai pas la chance de savoir lire ni écrire, et pourtant, le délié appliqué de cette écriture, le frémissement qui semble animer chaque lettre sur sa ligne, comme sous l'effet d'une brise délicate, contredisent formellement la désinvolture, l'indifférence affectée de cette plume qui fait mine de se dépêcher. Et malgré l'expression « tout à l'heure », à propos de la rencontre avec Orhan, qui semble vouloir dire qu'elle écrit juste après et d'un premier jet, il est clair qu'elle a fait un brouillon, on le sent à chaque ligne.
Durant ces douze années passées par monts et par vaux, mon imagination vagabonde avait retouché, à loisir, sa bouche en plus large, avec des lèvres plus nettement dessinées, vision irrésistiblement désirable d'une énorme et éclatante cerise de chair. (p. 64)
L’homme, quel que soit son amour, finira toujours par oublier un visage qu’il n’a plus l’habitude de voir
Pour un chien, il n’y a rien de plus savoureux que d’enfoncer rageusement et férocement ses canines dans la chair d’un ennemi exécré.