Si
Escher avait écrit des nouvelles, peut-être aurait-il signé
Bernard Quiriny. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'artiste néerlandais est invoqué dans un de ces textes. de la nouvelle, Quiriny a conservé l'art de la chute. Mais le titre en définit bien mieux le genre : il s'agit d'une collection, d'un cabinet de curiosités qui rassemble dix descriptions de villes imaginaires, neuf collections de livres insolites, six bizarreries de notre époque. Dans la plupart apparaissent le personnage de Pierre Gould, récurrent chez l'auteur, et qui évoque un peu l'Adrien Salvat de
Frédérick Tristan : un érudit malicieux, qui débusque la rareté et connaît la clé de toutes les énigmes, qu'il raconte comme s'il s'agissait des choses les plus naturelles qui soient.
L'art de Quiriny consiste à partir de situations quotidiennes, de rêves caressés par chacun d'entre nous, de réactions banales… Qui ne s'est étonné d'un nom de rue rappelant la mémoire d'un parfait inconnu ? La petite ville d'Albicia a poussé le paradoxe à son comble en donnant à toutes les rues le nom de Ricardo Mancian… Qui n'a eu envie d'écrire un chef-d'oeuvre ? Voici une machine à écrire programmée pour les rédiger à votre place. Comment un écrivain peut-il faire jouer le droit de repentir sur son oeuvre ? Un auteur monomaniaque y consacre toute sa vie. Les pratiques échangistes et l'amour fusionnel sont à la mode : Quiriny n'a qu'à réunir les deux thèmes pour entrer dans le fantastique. le vieillissement semble rendre les distances plus longues : pourquoi ne le seraient-elles pas ? Et si le geste que nous faisons chaque matin, de tâtonner pour atteindre le réveil, était lui aussi dû à un recul nocturne de la table de nuit ? Un peu partout nous constatons la désertification des centres villes et l'expansion des banlieues : l'auteur les prend au pied de la lettre et décrit une ville qui s'étend comme un désert, reculant de plus en plus les frontières de ses banlieues jusqu'à, peut-être envahir le monde.
Beaucoup de nouvellistes s'arrêteraient là. Un détail de notre vie quotidienne finement observé et intelligemment transposé.
Bernard Quiriny pousse la situation jusqu'à l'absurde, en déduit toutes les conséquences logiques, mais invraisemblables, flirtant à l'occasion avec l'impossible. Changer son nom est devenu une banalité, mais que se passerait-il si l'on pouvait en changer tous les jours ? Les quiproquos plaisants se multiplient. Mais les règles habituelles continuent de fonctionner : les politiciens commandent des sondages, le droit de changer de nom est ressenti comme une liberté à défendre, mais peu pratique. Si les gens y renoncent, la publicité en fera une mode… Ce décalage entre des réactions ordinaires et les conséquences absurdes qu'elles déclenchent nourrissent l'humour pince-sans-rire du récit. Nous nous sentons visés de réagir au quotidien comme ces personnages dans l'absurde. Et puis, soudain, tout s'emballe, le narrateur se prend les pieds dans son délire, se laisse aller à des passages jubilatoires d'un humour décapant : « On peut s'appeler Nixon le jour et Brejnev la nuit, Swann au matin et Vinteuil à midi, Charlus au goûter puis Guermantes au dîner. » Les meilleures de ces nouvelles lâchent la bride à l'imagination tout en conservant une stricte logique des épisodes : les conséquences d'un changement de personnalité au cours des rapports sexuels constituent en ce sens un petit chef-d'oeuvre d'humour et de vérité psychologique.
Quelques obsessions traversent ces nouvelles, des thèmes se répondent comme des leitmotive discrets. La tentation du néant, par exemple : comment ne pas rapprocher les livres qui se « désécrivent » de la ville dont le centre désertique gagne peu à peu l'ensemble du monde ? Ce processus délétère réapparaît dans plusieurs textes : mais n'est-ce pas le propre de la vie, et de notre rapport au monde ? Comment ne pas nous reconnaître dans les habitants d'Oromé, qui regardent sans s'émouvoir leur ville s'effondrer maison par maison ? « Ils se plantent là et assistent passivement au désastre, sans rien faire. » Mais nous, que faisons-nous devant l'effritement du monde ? La question bien sûr n'est pas posée :
Bernard Quiriny fait confiance au lecteur ; c'est le propre des grands écrivains.
Beaucoup de ces nouvelles touchent d'ailleurs à l'écriture, à l'espoir du chef-d'oeuvre et à l'angoisse de la médiocrité — dès qu'un critère certain de qualité est décelé par Pierre Gould, il ne s'applique pas aux romans du narrateur. Cela peut sembler nombriliste, mais avec beaucoup de modestie et de bon sens. Faut-il voir un regret personnel dans le personnage de Guérard, qui cherche anxieusement à détruire une oeuvre de jeunesse ? Sans doute pas, mais de son impossibilité à y parvenir naît une remarque très juste : « Sûrement, il aurait cessé d'être écrivain s'il n'y avait pas eu dans sa chaussure un caillou pour le faire boiter. » le caillou de
Bernard Quiriny est peut-être cette obsession du néant : il a l'élégance de l'habiller d'un ironie malicieuse qui nous touche insidieusement.