♬ Pourtant, que la montagne est belle,
Comment peut-on s'imaginer... ♬
J'ai découvert l'existence de
Charles Ferdinand Ramuz tout récemment, en lisant un roman noir, La soustraction des possibles, dans lequel la matrone corse d'un gang de bandits, femme aussi cruelle qu'érudite, vouait une passion effrénée pour cet écrivain suisse romand peu connu, mort en 1947 à l'âge de 68 ans, et en particulier pour un de ses romans,
La Grande Peur dans la montagne.
Vite, j'ai couru auprès de ma médiathèque préférée, elle disposait de deux ouvrages regroupant les oeuvres complètes de l'auteur dans la collection de la Pléiade, dans un desquels j'ai retrouvé le fameux roman en question.
Mais
la Grande Peur dans la montagne, de quoi s'agit-il ? Quelle est cette peur ?
Une peur ancestrale, nourrie par les légendes, porte la trame de l'histoire.
L'histoire est en apparence toute simple. Nous sommes dans un petite village montagnard en Suisse romande. L'auteur met en scène des paysans dans leur élément, dans l'état le plus pur de la nature. Un immense glacier domine la vallée. Plus haut dans la très haute montagne, il y a un pâturage verdoyant où il pourrait être intéressant de monter les bêtes pour en faire un alpage. L'herbe est verte, riche à foison, mais l'endroit est maudit, prétendent les anciens. C'est pour cela sans doute qu'aucun troupeau n'est monté là-haut depuis vingt ans.
Il y a les anciens du village qui se souviennent et puis il y a les jeunes qui sourient de ses vieilles superstitions qui tiennent encore, deux générations qui n'ont pas le même point de vue. Une petite communauté du village, encouragée par le Président de la commune, propose de réhabiliter l'endroit. Malgré la désapprobation des plus anciens, le conseil de la commune vote en faveur de ce projet. Sept hommes sont volontaires pour monter là-haut avec les bêtes, six bergers accompagnés d'un personnage mystérieux, alcoolique et borgne. Ils vont partager la vie au chalet de là-haut durant les quelques mois d'alpage...
Victorine et Joseph amoureux éperdus à peine sortis de l'enfance, sont deux personnages qui m'ont particulièrement touché. Ils s'apprêtent à se marier, il est jeune berger et c'est pour elle qu'il fait le choix de monter là-haut... Leur histoire d'amour est en quelque sorte le fil conducteur de ce texte.
J'ai été troublé, envoûté par la manière dont l'auteur nous raconte cette histoire.
Charles Ferdinand Ramuz nous invite dans une saisissante description de la nature. C'est peu dire que la montagne incarne ici un personnage à part entière. Elle se révèle dans tous ses aspects multiples.
C'est une sorte de conte vertigineux, une tragédie antique où s'affronte la querelle des anciens et des jeunes, où naît l'aventure alpestre qui en surgit, où des hommes montent avec leurs bêtes dans la montagne comme dans une procession fatale, là où viendra l'enchaînement des malheurs...
L'atmosphère devient peu à peu pesante, le récit monte crescendo. Sans doute l'écriture de Ramuz y est pour quelque chose, par-delà l'intrigue. Ici, c'est le bruit d'une pierre qui dégringole d'une paroi rocheuse, plus loin c'est une crevasse qui appelle le regard dans un écho abyssal. Lorsque la nuit vient, des bruits se font entendre sur le toit du chalet comment si quelqu'un marchait.
Dans la même page, dans le même escarpement, le merveilleux côtoie l'angoisse du pas qui à chaque instant peut trébucher. Une entaille dans la roche devient une fenêtre. L'aurore incandescente se pose comme un oiseau sur le paysage qui se réveille, on pourrait alors presque toucher le ciel posé sur les arrêtes enneigées.
Ici le monde naturel semble côtoyer de près le monde surnaturel à tel point qu'on ne sait pas où s'identifie précisément la frontière entre les deux versants. Quel est ce chemin ténu qui couture les deux parties ?
Dans cette nature minérale et grandiose, il y a quelque chose qui tient du sacré, c'est-à-dire de plus grand que nous. La montagne, c'est un peu comme la mer que je connais mieux, mais peut-être est-ce pour cela qu'à chaque fois que je redécouvre les paysages montagnards, je m'en réjouis et je m'émeus de cette force si imposante et si respectueuse.
C'est un univers onirique, au bord du fantastique, qui nous est délivré dans les mots de l'auteur.
Le paysage alpin est dévoilé dans sa grandeur et son mystère, l'histoire aussi, dans une narration qui m'a emporté. Je ne saurai dire si c'est dans la manière d'agencer les mots, les phrases d'apparence toute simple, l'ambiguïté du paysage, la manière de révéler les sortilèges qu'un névé ou une sente peuvent cacher, la nuit qu'il faut traverser comme un tunnel, le froid et la peur qui viennent jusqu'au bord des pages. Et puis il y a ce glacier grandiose qui domine le texte de bout en bout...
Le style, parfois incantatoire, n'est pas sans m'évoquer la façon dont
Jean Giono convoque la nature lui aussi dans ses romans, de la faire entrer de manière insidieuse ou théâtrale dans le récit, de lui donner un rôle crucial, un sens au récit. C'est un peu cela ici.
À chaque instant, l'auteur joue sur une forme d'ambiguïté, jusqu'à la manière de dérouler le récit. Il y a ce « on » qui décrit le paysage et les événements, et je me suis demandé d'où sortait ce mystérieux « on », comme une rumeur venue de la montagne ou de la vallée, une force étrange et mystérieuse qui nous observe, qui nous échappe, qui échappe aussi au destin des personnages.
J'ai senti qu'il appartenait à chaque lecteur de suivre son chemin dans les différents points de vue que propose l'auteur, dans la manière d'interpréter l'histoire, par-delà les faits qui sont narrés. C'est comme un endroit escarpé où brusquement il faut choisir entre plusieurs directions : coïncidence des faits, fatalité, emballement dû à la peur des hommes et des bêtes ou bien quelque chose de maléfique qui dépasse les hommes.
J'ai aimé cette montagne que propose
Charles Ferdinand Ramuz, comme j'aime la mer... Comment ne pas être tenté de visiter ce texte vieux de près de cent ans avec nos yeux d'aujourd'hui ? D'y voir, non pas le signe d'une nature qui peut jeter sa malédiction, sceller le sort des hommes, mais plutôt attirer notre attention sur son propre sort. Un texte terriblement intemporel qui m'a donné une envie furieuse de poursuivre la découverte de cet auteur !