1908 : surgit un étonnant petit roman de C.-F. RAMUZ au ton à nouveau "faussement naturaliste"... et troisième d'une longue architecture personnelle comprenant 22 romans-poèmes (publiés régulièrement jusqu'en 1947, année fatidique).
Venant peu après "
Aline" (tendre héroïne dans sa terrifiante - nue et bouleversante - ingénuité), qui fut son premier roman publié en 1905 (coll. "Les Cahiers Rouges", Grasset), puis "
Les circonstances de la vie" - chef d'oeuvre quasi-"flaubertien" se déroulant sur les rives du grand Lac, publié en 1907 et restant hélas méconnu (en édition de poche à "L'âge d'Homme", Lausanne).
Jean-Luc quitté par Christine.
Le Haut-Valais.
L'entre-soi du village.
L'isolement progressif... La neige et la glace... L'alcool... La maladie. La mort et la misère qui rôdent autour des chalets.
" Ami, remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non, je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi [...] "
(
Jacques BREL, "L'ivrogne" - in album "Marieke", 1961, Barclay éd.)
Jean-Luc vit en "son monde" , s"y claquemure ; s'y noie ... "infiniment lentement",comme le chantait Brel - et on on réentend ici autant "Orly" que "L'éclusier"," Jeff" ou "L'Ivrogne" au travers des lignes de Ramuz.
Brel disait ne pouvoir faire autrement que vivre ses chansons sur scène - et en souffrir sans doute, d'où son grand Départ de la fin des années soixante.
Je veux parler ici de cette totale empathie de l'auteur pour "son" personnage en souffrance (quand Brel était sans doute encore au-delà : complètement fusionnel)...
Mots-matière.
Langue précise et imagée. Ouatée. Toujours sobre (contrairement à Jean-Luc).
Poétique inventive, discrète et toujours chantante bien sûr...
Oeuvre très courte et bouleversante, annonçant les beautés de son "
Aimé Pache, peintre vaudois" (1911) puis du chef d'oeuvre existentialiste trônant parmi tous ses romans-poèmes : "
Vie de Samuel Belet" (1913).
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Mais voici - en bonus pour les lecteurs de "Babelio" - voici en intégralité la reproduction de l'excellente critique de
Noël HERPE pour le quotidien français "Libération" le 20 juillet 1995 :
" Ramuz persécuté. Créateur d'un naturalisme cosmique, l'auteur de «
Jean-Luc persécuté» est beaucoup plus qu'un petit Suisse.
Charles-Ferdinand Ramuz,«
Jean-Luc persécuté», les Cahiers rouges, Grasset, 233 pp., 54 F."
NOËL HERPE, 20 JUILLET 1995
" A relire
Jean-Luc persécuté (l'un de ses premiers romans, paru en
1908), on s'aperçoit que Ramuz vaut beaucoup mieux que sa réputation de conteur régionaliste, spécialisé dans les us et coutumes des petites gens de Suisse romande, humble précurseur de
Giono, etc. L'attachement au terroir semble d'abord être né, chez ce jeune écrivain farouche et narcissique, d'un besoin de s'agréger à la communauté humaine, de retrouver, par l'écriture, une harmonie qui le dépasse et le délivre de sa manie de l'introspection. Très féru de peinture (notamment des primitifs et de Cézanne), il s'applique, dès ses débuts, à refuser tout psychologisme ou toute déformation «littéraire», pour se soumettre strictement à l'image, de sorte, comme il l'écrit dans son journal, «que l'idée naisse de la vision, comme l'étincelle du caillou». de fait, cette histoire de paysan désespéré par le départ de sa femme n'est racontée que par le biais de sensations très concrètes; elle s'inscrit dans un réseau de détails immédiats et de rites quotidiens, qui élude toute interprétation du narrateur, et nous place à l'intérieur même de la souffrance du personnage tout en suggérant, à son insu, le travail d'une nécessité mystérieuse: «Il allait et venait à grands pas dans la chambre; dans le calme de la nuit, toute la maison tremblait et craquait. Longtemps ce bruit de pas dura, avec la lampe allumée, et le carré de lumière qui se marquait faiblement sur le pré; il se disait: Il faut encore que j'essaie, et regardait aux vitres si le ciel pâlissait, car la nuit s'était avancée, non pas tellement cependant, mais il avait perdu le sens du temps qu'on mesure avec justesse dans l'ordinaire de la vie, puis on en est comme jeté dehors.»
En procédant par une succession de miniatures à la fois précises et savamment naïves, Ramuz crée une sorte de naturalisme cosmique, qui ne cesse d'associer au drame individuel la poussée confuse des éléments, de dessiner en filigrane une conspiration panique, dont on ignore si elle est inspirée par Dieu ou par le Diable. Sans doute le calvaire de Jean-Luc donne-t-il lieu à de discrètes métaphores christiques, et son glissement vers la folie s'apparente-t-il à une miraculeuse idiotie dostoïevskienne (le futur librettiste de Stravinski était aussi un grand lecteur de romanciers russes...). Mais il reste impossible de dégager une conclusion univoque, ce chemin de croix s'avérant en même temps une descente aux enfers, au plus épais d'une création sourde et muette. La mort de l'enfant, la vengeance infligée à la femme ou le suicide final viennent ainsi prendre place dans un ordre naturel imperturbable, qui accueille le malheur ou la joie avec la même indifférence souveraine. On peut chercher là l'exorcisme d'un douloureux épisode sentimental, comme le laissera entendre Ramuz en commentant le livre: «Ce que je sais, c'est qu'il est bien de moi. Je suis parti de vérités durement acquises; j'ai mis e
n oeuvre une expérience, encore trop courte, et trop incertaine, mais qui est la mienne.» Surtout, ce roman de jeunesse laisse s'épanouir un pessimisme que juguleront les oeuvres futures, mais qui reparaîtra avec la maturité et les désillusions politiques de l'entre-deux-guerres; il consacre à la fois le règne de l'abandon irrémédiable auquel serait condamné l'homme, et les pouvoirs de la vision poétique comme seul moyen de le rattacher au monde. "
[
Noël HERPE]
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